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Yves Citton et François Veyrunes

Entretien complet : Yves Citton et François Veyrunes

Par Fabienne Juchat21 février 2025
Entretien complet : Yves Citton et François Veyrunes
Un radis dézingué et des roulés boulés à trois – Réalisé par Vanessa Lysakoune

« Contenir les contraintes qui par moments peuvent être contradictoires ! », François Veyrunes

« L’improvisation, c’est le déséquilibre, le point où on sort de sa zone de sécurité, de sa zone de connaissance. », Yves Citton

Influence extérieure et improvisation

Thierry Ménissier :

L’idée de base de ce projet c’est de vous faire réfléchir ensemble à l’improvisation par un dialogue créatif et improvisé entre vous. La méthode consiste à vous laisser la bride sur le coup dans la discussion, tout en la relançant si besoin. Un dernier mot important pour nous sur le duo de l’artiste et du chercheur : on part de l’idée qu’il n’y a pas de position de surplomb pour chercheur qui réagit lui aussi en tant qu’improvisateur, et nous avons justement choisi pour ces entretiens des chercheurs et chercheuses capables de cela ! François, tu te lances ?

François Veyrunes :

En ce qui me concerne, je pars de la personne, et je parle de l’être parce que c’est ce qui m’importe même si le paraitre joue évidemment un rôle important dans la danse… c’est incarné, on voit des gens ! Mais ce qui m’importe, à partir de ce qu’on est, c’est qu’est-ce qu’on peut arriver à tricoter ensemble comme on va essayer de le faire maintenant, c’est-à-dire qu’en fait il y a une autre personne et dans une relation grosso modo 2 ça fait toujours 3. Dans la danse c’est ce qui m’importe : partir du sujet, de l’être en tant que sujet et poser la question de la relation… ça peut se résumer aussi ou se schématiser. Si je prends la question de l’espace, l’être par rapport à l’axe vertical, et puis sur le plan horizontal, la relation. Donc c’est une dialectique entre l’espace horizontal et l’espace vertical. Tendre Achille, par exemple, c’est une dialectique permanente entre la suspension d’ancrage et il s’agit aussi de prendre l’espace autour. Et pour terminer avec ça par rapport à Tendre Achille, il y a une chose qui m’importe énormément c’est d’envisager que les gens heureux n’ont pas d’histoire alors je mets les danseurs donc en situation d’improvisation dans un premier temps, dans la question du défi ! Or ce défi il est gravitaire ! Avec un certain nombre qui va composer un cadre au fond, ce cadre c’est une sorte de bac à sable dans lequel on va mettre une règle du jeu, un temps et un espace !

Fabienne Martin-Juchat :

Oui d’ailleurs c’est quelque chose que tu dis souvent : associer systématiquement improvisation et déséquilibre, afin qu’il y ait cette mise en danger ou en tous cas une situation de limite…

François Veyrunes :

Oui c’est ça, une situation de limite !

Fabienne Martin-Juchat :

J’aimerais que tu développes un peu, ça me paraît renvoyer à la question de la mise sous contrainte ou en tous cas quand on est dans une situation inconfortable

François Veyrunes :

Ce que je disais ce n’est non pas créer un endroit coercitif ou quelque chose qui va contraindre au sens négatif du terme… c’est plutôt que pour moi le studio est un laboratoire dans lequel j’essaie au maximum de créer des conditions favorables pour que les gens puissent s’émanciper ! Il y a donc en effet une somme de contraintes…Ce qui en effet va définir les règles du jeu qui permettent de se mouvoir, d’agir d’une certaine façon, c’est qu’elles se passent dans des conditions favorables et qu’en même temps la contrainte devienne ludique. On va parler de limite, de responsabilités, pour moi c’est toujours dans une dimension entre guillemets « légère » c’est-à-dire qu’on est en conscience avec ça, on ne le subit pas mais on essaie plutôt de trouver des solutions créatives, sans subir à l’intérieur de ces contraintes ! Ce dont je me suis rendu compte au fil du temps c’est que si tu dis à des danseurs « improvisez ! », à un moment donné ça s’épuise, donc il y a besoin d’un cadre. Or, pour certains, ce cadre peut être contraignant et pour d’autres il peut être contraignant et ludique. Alors l’idée c’est d’amener ça dans la dimension ludique parce qu’enfin ce n’est que de la danse… je veux dire qu’au sens noble du terme nous sommes des saltimbanques, on s’amuse avec quelque chose. C’est en même temps pour de vrai et extrêmement pour de faux… Ce qui m’importe c’est de convoquer les danseurs à être préoccupés, à être complètement concernés au temps présent de l’action dansée ! C’est donc aller taquiner la limite et défier ou repousser ses limites et c’est extrêmement intéressant ! C’est que quelle que soient leur condition, il y a des gens alités qui vont peut-être juste pouvoir bouger les bras, une main, quelques doigts et l’idée c’est d’aller essayer de puiser dans ses ressources, dans ses sources de vie qui sont invisibles, cachées, qui sont les causes du mouvement… quand je parle de « être » c’est plus danser les causes que les effets… Les effets, c’est ce qui va se manifester, s’incarner, mais ce qui m’importe c’est comment ça va convoquer des choses dedans !

Yves Citton :

Ce que tu dis résonne beaucoup avec l’angle par lequel d’habitude j’approche pour ma part l’improvisation, celui du jazz. Je ne suis ni musicien ni performeur mais je m’intéresse beaucoup à ça. J’ai fréquenté ces milieux et c’est de ce point de vue-là que je suis arrivé à réfléchir l’improvisation. Après je me suis dit : « il se passe quelque chose dans les interactions de musiciens d’un certain jazz qui me semble être essentiel pour comprendre la socialité humaine, la politique, la constitution collective, la revitalisation collective, etc. » Tout ce que tu dis résonne parce que mot pour mot, pour essayer de contrer la conception vulgaire, très repandue mais superficielle de l’improvisation qui consiste à dire « il y a de la musique écrite et puis il y a de la musique improvisée et qu’est-ce que c’est que de la musique improvisée, c’est de la musique qui n’est justement pas écrite, donc les musiciens font ce qu’ils veulent sur le moment, sans avoir préparé ni pensé ».

Et ce genre de choses correspond effectivement à ce qu’on appelle free improv, une pratique particulière d’un certain type de jazz qui est d’ailleurs plutôt le cas en Angleterre et en Europe que le jazz américain traditionnel, d’origine africaine, où ça existe, mais c’est très particulier. Mais ça ne recouvre pas du tout l’ensemble du champ d’improvisation dans le jazz et même dans ce qui appelle dans le free jazz qui pourtant à l’air de dire ça… et ce que tu disais sur le fait qu’on se donne des contraintes ludiques, ce ne sont pas des contraintes policières et ce n’est pas la prison, mais on se donne quand même des contraintes, qui servent effectivement à ce qu’on s’épuise moins vite ou à ce qu’on tourne moins vite en rond ! Donc c’est à la fois le contraire d’une liberté, puisqu’une contrainte c’est le contraire de liberté, mais elle est productrice de liberté supérieure ! A savoir que si on ne passe pas par ce moment de contraintes, on va rester soi alors que l’enjeu du moment de la contrainte, c’est devenir soi-même, devenir plus que soi !

François Veyrunes :

Oui c’est ça !

Yves Citton :

Alors il y a à la fois la contrainte un petit peu formelle où on se donne des règles, des règles du jeu, etc., et il y a quelque chose d’autre… c’est ce que tu disais, les contraintes qui émancipent pour moi c’est exactement ça ! C’est ce que Erin Manning et Brian Massumi appellent des enabling constraints. Les grands compositeurs, comme Anthony Braxton, Tim Berne, à la fois sont classés dans la musique d’improvisation et sont parmi les plus grands structureurs, les grands penseurs de structures et simplement ils laissent leurs musiciens faire un certain nombre de choses à l’intérieur de ces structures. Et on ne sait jamais ce qui va en sortir, à l’intérieur de cadres, de structures qui peuvent être très contraignantes et c’est ça qui produit les choses les plus intéressantes ! Et tu disais aussi autre chose qui me semble être le pendant de ceci : tu parlais de conditions favorables quand tu demandais « qu’est-ce que c’est que l’improvisation ? », on comprend bien que ce n’est pas le contraire de la contrainte, première chose qu’on a vu.

Et deuxièmement, ça requiert quelque chose qu’on peut appeler des conditions favorables, des « conditions de félicité » : de la confiance, de la connaissance, de la familiarité, quelque chose qui fait que l’on peut justement se permettre de devenir autre chose que ce que l’on est ! Alors qu’on passe la plupart du temps son temps à essayer de défendre une identité, se dire « je suis ça et je ne suis pas autre chose », et là pour pouvoir s’ouvrir à ce que l’on est d’autre que soi, il faut quelque chose… Du point de vue de la pensée politique, ce sont des choses comme de la confiance, comme du commun, après on peut vite traduire ça en termes politiques, mais je trouve excellente l’expression « conditions favorables ». De même que le compositeur ou le chorégraphe ou l’humain peuvent se donner des contraintes ludiques, il peut essayer de susciter, de faire advenir des conditions favorables pour que justement quelque chose se passe et là-dedans, dans le monde des musiciens que je connais, il s’agit à la fois des structures de compositions, des structures de contraintes pour faire plutôt telle chose que telle autre chose à tel moment-là. Leur propos est de construire des ensembles sur des longues périodes…

Il y a deux types de free improv, dont un où c’est la première fois qu’on se rencontre et puis il se passe des choses puisqu’on n’a jamais dialogué donc voilà, pourquoi pas et ça peut être génial, souvent il me semble que ça se déplace vers autre chose. Mais il y a aussi le fait de cultiver sur des années une familiarité avec des musiciens, et là on pourrait se dire qu’à partir du moment où on se connait, on s’enferme dans nos identités, mais au contraire : ici, ça donne cette base commune qui fait qu’on s’autorise, qu’on se pousse à sortir de soi… Avec les groupes d’improvisation qui durent assez longtemps, il me semble qu’il y a quelque chose de magique, on peut parler de magie, on peut employer pleins de mots plus ou moins adaptés d’ailleurs… « magie » je trouve que ce n’est pas un pire mot qu’autre chose, pour rendre compte de ce que tu appelles des conditions favorables ! Toi tu vois ça à partir de ta pratique, moi je l’envisage à partir d’écoutes et d’intérêts pour une classe d’artistes qui ont ce genre de choses, je vais les écouter parler, les lire etc., et il me semble que ça résonne et que ça nous force à penser l’improvisation de façon très complexe si l’on veut rentrer dans les différentes couches que ça implique.

Et la dernière chose que je notais dans ce que tu disais, il y a deux dimensions qui entrent en considération, la première c’est, tu disais, « chacun peut le faire », on peut être dans un lit d’hôpital et puis tu peux faire que quelqu’un dans un lit d’hôpital arrive à danser, puisque même si c’est un petit doigt c’est quelque chose ! Il y a un bassiste de New York qui s’appelle William Parker… à la fois il a commencé avec Cecil Taylor, ça fait 30 ans ou 40 ans qu’il est instrumentiste, il compose des choses, il fait des festivals, par exemple à New York… La plupart des gens qui m’intéresse, c’est à la fois des activistes sociaux, des gens qui organisent des associations syndicales, qui ont des vies politiques, et lui par exemple il dit que la chose la plus difficile qu’il a à faire, c’est de travailler avec des musiciens professionnels, entrainés, conservatorisés parce que justement ils ont tellement de contraintes mais qui ne sont pas ludiques qu’ils se donnent avec lesquelles ils peuvent jouer, ce sont des contraintes complètement incarnées, que la seule chose qu’il arrive à faire avec eux c’est de leur donner un instrument sur lequel ils n’ont jamais joué ! Et que c’est en leur donnant un instrument sur lequel ils n’ont aucune virtuosité que quelque chose peut se débloquer et que quelque chose peut arriver… et après il fait ça avec des enfants, il fait ça avec tout le monde et justement ce que je disais sur le chacun peut le faire, il me semble que là il y a là-dedans une pensée de l’improvisation.

Pour ma part je rajouterai cette chose, en faisant référence au philosophe français Jacques Rancière qui parle beaucoup d’émancipation et qui a écrit un livre, Le Maitre ignorant, où il parle d’égalité des intelligences. Il me semble que son postulat c’est : « on est tous aussi intelligents les uns que les autres, la preuve c’est qu’on a tous appris une langue sans que personne nous l’enseigne, simplement en se débrouillant, en bricolant ». L’attitude de William Parker qui essaye de faire improviser et des musiciens classiques et des personnes qui n’ont jamais touché à un instrument revient à se dire « on a tous en nous une curiosité pour produire du son et une capacité à essayer alors plus ou moins bien de sélectionner dans ce qui sort des choses qui sont plus ou moins intéressantes ». C’est ça l’improvisation : se mettre au défi de sortir du bruit d’un collectif, d’un instrument ou d’un rapport à la matière, quelque chose qui nous fasse devenir autre chose que ce que l’on est, et ça valide le postulat de l’égalité des intelligences, de l’égalité de la capacité à improviser, tout le monde le fait à partir du moment où on est humanisé, on parle, on a appris à parler, on a appris une langue et on arrive à interagir avec quelqu’un dans la rue, c’est déjà de l’improvisation ! Ça faisait écho à ce que tu disais, je ne sais pas si je l’ai trahi ou si je l’ai employé d’une façon qui te convient, mais dans le petit monde du jazz qui m’intéresse, ça résonne !

François Veyrunes :

Avec la question de ces contraintes implicites qu’on s’est bâties dans notre apprentissage de la danse, on est en plein dedans… on peut prendre la danse classique parce que c’est facile comme cas d’école mais n’importe quel danseur a un référentiel implicite par lequel il est conditionné, première position, quatrième, troisième etc., et ce qui est intéressant c’est de voir ces schémas préconstruits à l’intérieur de chacun d’entre nous et c’est ça qui m’importe quand je propose d’essayer d’envisager la question d’un langage, d’une langue, qu’on pourrait arriver à mettre en œuvre en regard des conditionnements-là. Les contraintes que pour ma part j’essaie de mettre en œuvre se situent à cet endroit-là. Pour ta part tu donnais l’exemple de faire jouer des musiciens sur des instruments qui ne sont pas les leurs, c’est exactement la même chose parce que ce qui nous piège typiquement, c’est la symétrie, on est toujours dans la symétrie et dans les moteurs parallèles c’est-à-dire tu fais plusieurs choses en même temps alors que faire une chose à la fois dans le temps présent, c’est juste énorme, c’est un bazar terrible ! Une fois qu’on l’a dit, il faut encore trouver les modes inducteurs pour essayer que chacun d’entre nous puisse se mettre à l’œuvre, une chose après l’autre dans le temps présent ! Il s’agit donc d’être préoccupé comme je disais ou concerné, et c’est un dialogue entre soi et l’espace autour, l’idée serait qu’on ferait danser l’espace autour de nous et l’espace autour de nous nous ferait danser ! Mais pour réussir à le faire, si on est dans des schémas préconstruits, on n’y arrive pas, enfin sauf quelques danseurs qui même s’ils font des choses préconstruites, chaque fois qu’ils font quoi que ce soit c’est extrêmement incarné, l’espace autour d’eux danse et les fait danser mais c’est extrêmement rare.

Yves Citton :

Moi j’associe ça à la présence…

François Veyrunes :

« Présence », oui après tu parlais de la magie ou de la grâce, de quelque chose qui convoquait l’être dans sa grâce singulière ! On a vraiment ce genre de sujets sur le plateau, sur scène et pour ma part je distingue dans l’improvisation trois préoccupations. Il y en a une qui serait l’improvisation à vocation performative. Il y aurait l’improvisation qui est mon terrain de jeu, l’improvisation dans le processus de recherche et puis l’improvisation dans la dimension pédagogique. Je les travaille avec les mêmes outils sauf que les intentions ne sont pas les mêmes. On peut faire ça devant un public, on peut faire ça dans un huis-clos d’un studio à vue de préparer Tendre Achille par exemple ou comme Fabienne le rappelait avec des gens qui éventuellement n’ont jamais dansé de leur vie, d’un certain âge, éventuellement des réfractaires comme l’étaient certains, extrêmement réfractaires, avant l’entretien Fabienne faisait allusion à un séminaire adressé à des gens qui faisaient de la médiation soit judiciaire, soit familiale, des gens de tout âge… il y avait un monsieur, un normalien il m’avait dit « moi de toutes façons François je ne danserai pas » et en fait il s’y est mis et c’était juste magnifique…

Thierry Ménissier :

J’ai une question destinée à approfondir un point, je suis frappé d’un paradoxe que vous n’avez pas relevé, entre liberté et authenticité…enfin c’est une tension plutôt qu’un paradoxe lorsque vous évoquez le rapport à la contrainte qui permet de trouver une autre forme de liberté, j’ai l’impression que vous entendez par ce terme la dimension de l’authenticité. Or, il me semble qu’il y a quand même un rapport un petit peu compliqué entre les deux : si je suis authentique est-ce que je suis libre ? Or, on pourrait dire qu’on est d’autant moins libre qu’on s’est trouvé moi-même : ce qu’on découvre par l’exercice, est-ce qu’on est assigné à ce qu’on est ?

François Veyrunes :

C’est génial ! C’est un puit sans fond en fait, c’est une quête infinie ! Cette tension entre liberté et authenticité constitue pour moi une ligne d’horizon, plus tu marches vers ça, plus ça s’éloigne en fait. C’est-à-dire qu’en fait « connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux » et je pense que même si tu te ballades dans l’arbre séfirotique dont parle la Kabbale, je pense que c’est un puit sans fond c’est-à-dire qu’en ayant plus de lucidité, de conscience, d’acuité, tu peux danser au niveau tu vois d’un segment donc entre le coude et puis…

Fabienne Martin-Juchat :

Tu dis que la liberté et l’émancipation sont infinies ?

François Veyrunes :

Oui moi c’est ça qui m’encourage… c’est-à-dire que je me rends compte qu’à chaque fois que tu creuses un espèce de sillon, je vois ça comme un sillon, à chaque fois je découvre des nouvelles pistes… alors après si j’exagérais en grossissant le trait, j’arriverais à me demander si le processus de création est consécutif ou lié au développement personnel… tu vois si je mets le développement personnel de côté, qu’est-ce qui reste ? Eh bien, il y a l’objet artistique…c’est quelque chose qui consiste pour moi à aller puiser dans sa singularité, plus dans l’écho c’est-à-dire plus dans l’authentique, dans être plutôt que de vouloir faire le malin !

Il s’agit d’explorer le champ des possibles même si on est contraint avec nos propres articulations car ni le coude ni le bras ni l’avant-bras ne peuvent aller au-delà d’une certaine limite ! Mais ça donne déjà un certain potentiel de trouver des solutions pour pouvoir se mouvoir… ça va aller pousser dans nos extrémités ! Lorsque je dis « les gens heureux n’ont pas d’histoire », pour moi c’est ça ! En fait si je raconte une histoire, tu mets des gens sur un plateau dans une chaise longue, tu écoutes la radio avec de la variété, et tu mets ça pendant deux heures, ça peut être un concept intéressant, ça peut au bout d’un moment créer une tension. Au fur et à mesure, ferrailler dans le temps présent, l’idée c’est d’ouvrir à chaque action, à chaque acte… Chaque acte posé, chaque mouvement un peu complexe posé, l’idée est que ça démarre quelque part, ça chemine et ça aboutisse, chaque aboutissement est une ouverture pour qu’on ne ferme pas l’imaginaire du sujet qui le fait et du spectateur si on est dans de l’émotion… Donc arriver à essayer d’ouvrir sans arrêt et du coup arriver à créer l’émotion… C’est ainsi que je travaille sur une danse extrêmement découpée. C’est pensé pour que chaque aboutissement de chaque acte posé soit une opportunité pour un devenir.

Yves Citton :

Tu finis avec « devenir », il me semble que ça répond à ta question, Thierry : tu dis que la liberté est réduite à l’authenticité dans ce qu’on a dit et qu’une fois qu’on s’est trouvé, ça peut nous enfermer, il me semble que c’est une définition de l’authenticité qui est référée à une origine ou à une intériorité, à une essence, à une identité, alors que justement toi, François, tu finis avec « devenir » quand tu dis que chaque aboutissement est une ouverture, cela consiste justement à se dire, d’une façon où on peut le dire différemment, que le plus difficile de quoi il faut se libérer – et c’est le vrai défi de l’improvisation ! – c’est justement de soi-même. Cela revient à dire que l’improvisation, c’est soit se donner à soi-même, soit partager, soit recevoir des contraintes qui nous permettront de devenir soi-même, autre que ce qu’on est, autre que ce qu’on était ! Et donc de poursuivre ou d’accélérer ou d’intensifier ce devenir qui de toutes façons est toujours présent parce qu’on ne se réveille jamais de la même façon un jour après l’autre ! Quoi qu’on fasse, le devenir est là, on n’a pas besoin de le créer ! On se donne des conditions favorables pour catalyser des devenirs qu’on n’aurait pas pu développer si ce n’est dans un cadre artistique, avec telle personne, dans tel lieu, dans quel groupe. C’est là le vrai défi de la liberté et de l’authenticité… Ce que je trouve inspirant dans ce que tu dis, c’est justement que l’authenticité n’est jamais acquise, c’est une sorte d’horizon, je ne suis jamais assez ce que je pourrais être et la liberté quant à elle ne consiste justement pas en l’absence de contraintes, elle consiste à se libérer d’un schéma préconstruit à l’intérieur, ça peut être soit les schémas préconstruits par l’éducation, danse classique, conservatoire etc. – bien que j’aimerais bien en faire l’apologie, car c’est absolument nécessaire aussi !

Parce que ces schémas, justement, ont cassé des choses qui étaient là, ou ils ont construit des choses là où il n’y avait pas forcément quelque chose… Donc à la fois ces schémas, stéréotypes, appelons çà comme on veut, sont absolument nécessaires comme moments du devenir, et le moment de l’improvisation, c’est justement celui dans lequel on essaie, et c’est extrêmement difficile, de se libérer de ces schémas qui sont nous-mêmes, nous sommes ces schémas, mon identité, ma capacité d’agir est complètement construite à partir de ces schémas qui me permettent d’agir et en même temps qui contraignent, limitent mon action. Le défi de l’improvisation, ce serait de mettre en place des conditions favorables dans lesquelles on puisse jouer ce défi, tu parlais de défi gravitaire, tu parlais de déséquilibre aussi, Fabienne, il me semble que le défi et le déséquilibre sont là justement ! Il faut se déséquilibrer par rapport à l’idée d’authenticité héritée, déjà acquise qu’on pouvait avoir, et le défi de l’improvisation, c’est effectivement le déséquilibre, le point où on sort de sa zone de sécurité, de sa zone de connaissance et en ce sens pour un chercheur, pour un enseignant, pour un artiste, on voit que c’est la même chose !

En effet le chercheur c’est sa définition : par définition s’il cherche c’est qu’il n’a pas trouvé, il faut donc qu’il devienne autre chose, que ses connaissances deviennent autre chose qu’elles sont. Quant aux enseignants, il en y a quand même une bonne quantité qui ont de la peine à s’exposer à ceci et donc ils s’en tiennent à de la transmission de savoirs, c’est clair que ça peut les rassurer parce qu’on les a dressés comme ça et après pour l’artiste, enfin moi je ne sais pas, je ne suis pas artiste, je ne vais pas parler pour les artistes mais il me semble que c’est quelque chose qui est construit en tous cas dans l’art moderne, je suppose que ça vient des arts prémodernes ou d’autres civilisations, mais en tous cas dans la modernité il y a cette idée de dépasser ce qui a déjà été fait et donc d’aller vers ce déséquilibre. Mais j’avais envie de parler plus précisément de ce que j’ai vu de ton travail, j’ai juste vu ce que j’ai trouvé sur internet, un petit extrait de quelque chose autour d’Antigone, il y avait Tendre Achille et quelque chose sur le monde…

François Veyrunes :

Au plus près du monde !

Yves Citton :

Au plus près du monde, voilà mais je n’ai pas vu la pièce entière, seulement un extrait !

François Veyrunes :

Tu as vu le duo de deux hommes ?

Yves Citton :

Oui mais c’étaient seulement 4/5 minutes… Le seul spectacle que j’ai pu voir je pense entier, environ 50 minutes, c’était Tendre Achille. Je l’ai regardé avec ravissement et en même temps je me demandais comment fonctionne l’improvisation là-dedans… Et ce qui m’a intéressé du point de vue de la question de l’improvisation, puisque je viens du monde du jazz, c’est qu’il y a des moments et dans le jazz et dans la danse où on voit que ce n’est pas de l’improvisation parce qu’il y a ce marqueur qu’est l’unisson. Bien sûr, la télépathie ça existe peut-être mais les gens ne vont pas faire 6 mouvements de suite, exactement synchronisés parce que comme ça tout d’un coup ça tombe juste… Donc on voit qu’il y a quelque chose d’écrit, c’est une sorte de marquage de l’écriture et après je me disais cette pièce a l’air d’une consistance, d’une cohérence où finalement on pourrait imaginer que tout mouvement est écrit, alors forcément il y a de l’improvisation parce qu’il y a toujours un déséquilibre dans chaque geste qui essaie d’improviser sa non-chute mais comme un musicien : le musicien peut jouer des partitions écrites mais à chaque phrase, forcément, il met une inflexion propre, il met du sien. Le fantasme que j’avais en regardant les pièces c’est de me dire, il y a des moments d’unisson qui sont écrits, il y a des moments de solo où là je ne peux pas dire même si on voit qu’il y a des gestes qui reviennent etc., et ce qui m’a le plus fasciné, je l’ai vu dans plusieurs de tes mouvements, c’est, je ne sais pas comment les appeler, une sorte de roulé-boulé où les trois corps sont les uns sur les autres et là je me suis dit : qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Est-ce que là il n’y a pas justement quelque chose qui expliquerait beaucoup mieux que ce que j’avais vu dans la musique, à savoir que ce n’est pas la première fois qu’ils font ça, ils ont l’habitude de se rouler-bouler les uns sur les autres ? J’imagine qu’il y a de nouveau des patterns, des schémas qui se mettent en place, parce qu’on ne peut pas inventer à chaque seconde des trucs absolument nouveaux et en même temps est-ce que par hasard François ne leur dirait pas : « tiens là vous commencez comme ça mais on ne sait pas comment vous allez tomber… » ? Et en plus ça évoque le problème des trois corps en physique, il y a ce problème des trois corps qu’on n’arrive justement pas à calculer, et là les trois corps résolvent le problème. L’improvisation, c’est comment des corps humains résolvent le problème de gravitation, d’attraction etc. sans se casser les membres et avec une sorte de ralenti, de grâce… et je me suis dit que là il y a de l’improvisation car tu leur avais dit : « faites des roulés-boulés, après vous ferez votre unisson » et c’est le développement complètement organique du roulé-boulé qui est une sorte à la fois d’improvisation et ça peut pas être autre chose, parce que la proximité des corps est telle qu’on peut pas écrire des choses comme ça…

Réalisé par Méryl Bougo

François Veyrunes :

C’est amusant car la situation que tu évoques, dans Tendre Achille c’est la seule qui est improvisée, tout le reste est écrit à la virgule prêt, en même temps effectivement il y a ce que tu dis c’est-à-dire que forcément, je ne sais pas si on se rend compte dans la vidéo mais grosso modo, la somme des poids des trois garçons c’est presque 300 kilos donc il y a une compression, et moi je me suis mis dans le magma là, on appelle ça le magma, eh bien tu te fais concasser !… L’idée c’est justement de ne pas porter préjudice à son compagnon et en même temps effectivement on n’a jamais pu arriver à l’écrire, et effectivement il y a un début, une fin et un certain nombre de contraintes. Encore une fois cette pièce a beaucoup à voir entre ancrage et suspension donc effectivement je ne leur demande pas un roulé-boulé qui part d’ici et qui finit là-bas, quelque chose qui roule mais quelque chose qui va tour à tour s’ancrer pour se suspendre puis à nouveau, à nouveau, à nouveau… c’est complètement récurrent ! Mais effectivement tout est improvisé sinon c’est impossible ! On n’est pas arrivé à l’écrire et ils l’ont fait ! Alors maintenant au fur et à mesure effectivement d’avoir joué beaucoup cette pièce, de fait il y a des choses qu’ils retrouvent mais par moment il y a des aléas qui se greffent là-dedans et plutôt que de vouloir, c’est d’essayer de résoudre en fait !

Yves Citton :

Oui !

François Veyrunes :

Ce qu’il faut, c’est accueillir et pas subir, accueillir et rester digne ! L’idée c’est vraiment d’accueillir plutôt que d’essayer de dire je ne suis préoccupé que par le but. C’est plutôt le processus qui compte. Et il y a quand même en filigrane une ligne d’horizon puisque le bac à sable c’est l’espace du plateau, les danseurs démarrent un tiers à jardin, ils vont totalement à jardin et après ils travaillent au fond à cour donc ça c’est la contrainte de l’espace…Parce qu’il ne faut pas qu’ils tombent du plateau parce que des fois tu es à 1m20, l’idée ce n’est pas de jouer sur ce registre-là d’un jeu de vertige qui ferait qu’à un moment donné on pourrait tomber sur le spectateur, ça pourrait être ça mais ça ne l’est pas !

Yves Citton :

Essayer de résoudre, et ça pour penser l’improvisation, il me semble du point de vue des chercheurs, des artistes et des enseignants, dire que l’improvisation c’est essayer de résoudre, cela me semble très pertinent. Parce qu’à la fois ça veut dire qu’il y a  un problème mais aussi qu’on a constitué le problème, là en quelque sorte c’est toi qui constitues le problème, c’est toi qui produis ces trois corps de 300 kilos qui risquent de s’écraser les uns les autres, donc il n’y a pas de problème, c’est le côté ludique de la contrainte que tu mets en place et après une fois qu’on a posé ce problème c’est sa résolution permanente et en même temps toujours qui rebondit vers autre chose qui fait le spectacle. Il me semble que la recherche, c’est ça un petit peu aussi. Le plus important dans la recherche c’est, en tous cas pour nous dans les humanités, je ne sais pas comment ça se passe en sciences, d’essayer de poser des problèmes qui permettent de faire évoluer le problème. En ce qui me concerne, si je devais faire un cours de méthodologie de recherche je montrerais tes magmas en disant : « voilà, vous n’avez pas de solution, vous essayer de résoudre et en essayant de résoudre vous arrivez à ne pas vous écraser les uns les autres ! ».

François Veyrunes :

C’est ça !

Yves Citton :

Et se dire que la recherche en sciences humaines c’est ça, ça ne serait déjà pas mal si on pouvait faire ça, que c’est justement quelque chose comme de l’improvisation…

François Veyrunes :

Et en même temps ce qui est intéressant c’est que j’étais persuadé jusqu’à il n’y a pas longtemps qu’il fallait absolument avoir une intention, un objectif, un mobile… et vendredi dernier j’ai dansé avec 11 autres danseurs que je connaissais pas du tout, il y avait juste un chorégraphe qui avait piloté la structure de la soirée. J’ai dansé avec quelqu’un que je connais depuis 15 ans, en 15 ans je n’ai même pas échangé trois quart d’heure avec elle, je n’avais jamais dansé avec cette personne et c’était totalement magique ! Il n’y avait pas d’intention c’est-à-dire qu’on ne s’était pas donné un cadre, on avait quand même une musique, c’était tiré au sort, enfin le public choisissait un ou plusieurs danseurs convoqués à l’instant « T » et une autre personne dans le public choisissait la musique. Notre dimension temporelle c’était la durée de la musique, on était vraiment en regard de la musique qui était vraiment l’étalonnage et voilà et tout ce qu’il s’est passé sur le plateau en solo, en duo, en trio ce vendredi-là, c’était tour à tour émouvant, performant et poétique, et il s’est toujours passé quelque chose alors que je pense que personne n’avait jamais dansé ensemble. C’était étonnant. Donc même sans une intention je dirais assez rationnalisée, ça peut le faire mais c’est un peu ce que tu disais les musiciens ils se rencontrent et « pif paf », on fait un bœuf ça joue !

Yves Citton :

Voilà, free improv, c’est tout à fait ça ! A mon avis, cela produit des moments où qui peuvent parfois faire un flop et d’autres où ça produit des moments merveilleux. J’adore ça et en même temps ce que j’aime le mieux, je m’en suis aperçu, c’est ce que ça implique quand même à l’intérieur d’une structure ! C’est quand tu arrives à avoir ce moment où il se passe quelque chose d’im-prévu, im-provised, donc ni prévu à l’avance, ni programmé, ni prémédité… On peut le dire de nouveau mais l’improvisation est partout, aussitôt qu’on fait une phrase, on ne sait pas comment va finir la phrase donc le mot « improvise » il est là partout… Il me semble que ce qu’on appelle des pratiques d’improvisation c’est justement de créer des conditions favorables où ça peut se passer et faire des choses plus que simplement statiques, c’est ça le défi :  dépasser la statique !

François Veyrunes :

Et aussi l’intention !

Yves Citton :

Justement, l’intention aussi, alors c’est improviser au sens de non prévu, non prémédité, pas pré-intentionné. Il y a également une autre logique que révèle un jeu de mot avec improvisation en anglais, quand on dit improvided for, « ce pour quoi on n’a pas les provisions », mais qu’on essaie de résoudre sans provision… On peut le faire du côté ludique parce qu’on s’amuse, et puisque c’est du divertissement et qu’on a envie de s’amuser, mais il me semble qu’il y a quelque chose de beaucoup plus fondamental anthropologiquement, de beaucoup plus nécessaire et puissant, qui est qu’on a toujours besoin d’être plus que ce qu’on est et que ce qu’on a, parce que ce qu’on est et ce qu’on a, ce n’est visiblement pas suffisant… Dire que l’improvisation c’est improvided for renvoie à ce qui n’a pas été prévu mais aussi à ce qui n’a pas été provisionné, et au fait qu’il faut essayer de résoudre des problèmes non provisionnés. C’est ça l’improvisation, il me semble que ça marche aussi !

François Veyrunes :

Et pour ça j’ai une analogie directe, la cuisine !

Yves Citton :

Oui !

François Veyrunes :

Tu as tes enfants qui ont super faim, tu ouvres le frigo et tu n’as pas fait les courses et tu te dis avec ce que j’ai dans le frigo, s’il reste 3 bricoles, qu’est-ce que je vais pouvoir faire de sympathique ? En regard de non provisions suffisantes, pouvoir sortir quelque chose de mieux qu’un radis à moitié dézingué dans le frigo, une carotte et un morceau de tofu ou de viande !

Yves Citton :

Et ça évoque la pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss : il y a la pensée de l’ingénieur et celle du bricoleur. Le premier part du principe qu’on va produire tous les outils, toutes les techniques dont il a besoin pour faire, il sera complètement provisionné en outils. Or, qu’est-ce que le bricoleur par rapport à l’ingénieur ? C’est celui qui a sa trousse à outils, qui a son frigo et puis il faut bien qu’il trouve quelque chose dans le frigo pour nourrir sa famille, ou qu’il trouve dans sa caisse à outils quelque chose qu’il va utiliser pour pouvoir faire ceci, parce qu’il n’a pas le temps de faire faire une pince spéciale pour ce truc-là. Dans ce cas il me semble qu’improvisation et bricolage dans ce sens-là sont intimement liés, et c’est pour ça qu’il y a une véritable fonction anthropologique, si bien qu’il n’y a pas les improvisateurs et les autres, nous sommes tous improvisateurs ! Quand on rentre chez soi et qu’il faut faire la cuisine… improviser, c’est simplement développer une tolérance à ça, voire une jouissance de ça !

François Veyrunes :

Oui exactement !

Yves Citton :

Se dire « tiens, ça c’est un défi », c’est le déséquilibre dont tu parlais, se dire « ça nous menace de déséquilibre », sentir que ça va foirer souvent d’essayer de le résoudre et puis quand ça résout c’est tellement beau que pour moi l’enjeu social de parler de l’improvisation, c’est d’essayer de partager ce goût-là, parce que ça rend tout simplement la vie plus épicée !

François Veyrunes :

Oui plus épicée ! Effectivement plus contrastée, consistante !

Fabienne Martin-Juchat :

Est-ce que vous n’êtes pas en train de dire qu’il y a une sorte de paradoxe ou au moins une tension entre le fait que ça s’apprend et tout le monde peut faire de l’improvisation parce que l’improvisation c’est la vie…Ou est-ce qu’il n’y a pas à ce moment-là une spécificité artistique comme dans le jazz ou dans la musique par rapport à une improvisation quotidienne nécessaire quand tu loupes ton bus ou ton train ou ton avion à un moment donné…

Thierry Ménissier :

…Où il s’agit d’ailleurs d’une adaptation…

Fabienne Martin-Juchat :

…Oui c’est ça !

Thierry Ménissier :

Et pour ajouter une dimension à la remarque de Fabienne, je voulais relever un détail avancé tout à l’heure, lorsque tu as quand même dit qu’il s’agissait de provoquer la grâce singulière de quelqu’un, ce concept de grâce j’étais très surpris que tu l’utilises alors qu’au fond ton propos c’est de dire, on va retrouver des ajustements corporels, tu es dans une forme d’immanence et avec ce terme tu convoques tout à coup une forme de transcendance…

François Veyrunes :

Ce qui me semble déterminant, c’est qu’il y a différents niveaux de discours, ou en tous cas de niveaux d’exigences, c’est-à-dire on peut s’adapter et finalement faire que chaque moment devienne un moment créatif, et puis il y a après la question qui à avoir… alors je ne sais pas si c’est une question morale ou une question simplement d’exigences mais quand tu convoques des gens à 20h30 pour venir voir un spectacle improvisé et il y a 500 personnes dans la salle, ce n’est pas la même chose que si tu convoques dans ta cuisine ton cousin et ta grand-mère pour finalement…

Fabienne Martin-Juchat :

…Finir les restes ! (rires)

François Veyrunes :

…Finir les restes, exactement ! (rires) Mais en même temps peut-être que tout peut avoir une dimension extrêmement singulière, particulière ou unique ! Et pour moi ça a à avoir avec la question du désir qu’on y met puisqu’on pourrait toujours dans ce magma à un moment donné abdiquer ! Tu vois quand on répète parfois « ils ont abdiqué », c’est-à-dire qu’ils n’y arrivent pas, s’écartent et puis tombent ou se font mal, se font écraser… donc ce n’est pas venu tout de suite… c’est l’endroit où on met le niveau de jeu, c’est-à-dire que tu peux t’arrêter parce que c’est trop dur physiquement, que c’est trop dur mentalement, que c’est trop dur tout court et te dire « non il y a cet enjeu dans ces conditions favorables ». Quand j’emploie « conditions favorables » c’est pour essayer de dépasser le jugement « ce que je fais c’est nul » ou « ils ne vont pas aimer ». C’est pour ne pas être dans « le j’aime ou je n’aime » pas mais plutôt dans « voilà on va faire quelque chose » qui sort de ce champ « j’aime/je n’aime pas », réussite/échec mais être affairé pour essayer de tenir ce fil de l’intention, ne rien lâcher. Pour ma part dans la danse que je fais, il n’y a pas de lâcher-prise physique, il faut lâcher-prise dans la tête mais physiquement si tu lâches, tu vas t’affaisser par rapport au champ gravitaire et moi l’idée que je défends c’est que tu repousses dans tes contraintes. Il y a un côté où on ne peut pas déposer… c’est magnifique je vois des gens qui font ça très bien, beaucoup dans le relâché, le déposé, le lâcher-prise du poids… c’est toujours dans la conduite du poids et ça après c’est mes marottes !

Fabienne Martin-Juchat :

C’est important ce que tu dis en insistant sur la tenue et a contrario est-ce qu’on ne peut pas dire qu’improviser, c’est laisser-faire, alors si tu dis qu’il faut une certaine tenue physique, une tonicité, là aussi il y a un certain paradoxe parce que dans une autre logique on pourrait dire que l’improvisation c’est se laisser porter au gré des évènements et puis attendre que ça se fasse ! Être ouvert ! Pour ta part, tu poses comme condition cette question de la tenue, ce qui renvoie encore une fois à une sorte de philosophie du corps. Quelque chose comme de la contention… Et c’est vrai d’ailleurs que tes danseurs, ils ont une sacrée tenue physique !

François Veyrunes :

C’est bien ce que je leur demande…après il s’agit de choisir les gens…je prends un soin tout particulier à choisir les gens et choisir les gens, choisir les artistes ce n’est pas seulement prendre des bons danseurs, mais aussi qu’on puisse arriver à se rejoindre sur un « en commun », pas qu’on soit tous pareils mais qu’on arrive à pouvoir partager à un endroit où on va être d’accord pour pousser le bouchon, c’est-à-dire finalement contenir les contraintes qui par moments peuvent être contradictoires ! En tous cas c’est ma façon d’être à l’œuvre avec le champ chorégraphique. En fait, il n’y a pas de dogmes, c’est juste que ce qui m’importe c’est de produire de l’espace autour et produire de l’espace sans retour arrière donc il y a une espèce de mouvement circulaire… c’est comme pour Ulysse ! Il y a une quête en avant avec un effet où on ne revient jamais en arrière parce que je suis dans une pensée qui me dit « si je reviens en arrière, je n’aurais peut-être pas du partir de là » donc si je bouge de là c’est parce qu’il y a une nécessité et cette nécessité est irrépressible, en fait ça rejoint la question du désir, si de là à là-bas j’y vais, je ne reviens pas … ça demande en fait une certaine détermination.

Quand j’étais enfant, j’ai fait beaucoup de montagne, du ski, et j’ai un exemple qui m’habite toujours c’est celui de René Desmaison qui s’est trouvé je ne sais pas combien de jours dans les grandes Jorasses, presque 15 jours je crois, il part en hiver avec un ami guide, il ne savait pas qu’il était un peu malade enfin bref ils partent, il y a un vent mauvais, la tempête qui vient et à un moment donné ils restent bloqués dans les grandes Jorasses, c’est en plein hiver et à un moment donné son compagnon de cordée décède et lui, il tient, il tient jusqu’au moment où le temps se lève et qu’on vienne l’héliporter ! Et pour moi il a là quelque chose de l’ordre de la force irrépressible de vie et j’essaie d’en convoquer l’écho, c’est-à-dire les forces de vie qui sont à l’œuvre dans cet invisible. Dit autrement c’est comme les herbes qui poussent sous le goudron, elles le traversent, aussi fragile qu’elles soient, tu mets le pied, tu l’écrases et en même temps elles traversent le goudron, nous, moi je ne pourrais jamais traverser le goudron donc c’est ce paradoxe-là : fragilité et puissance ! Accueillir et en même temps y aller et c’est ça en fait le champ gravitaire pour moi, c’est pour ça que je trouve extrêmement intéressant qu’on revienne au concret, la gravité nous habite tous… c’est la pomme de Newton qui ne fait que tomber, de sorte que pour pouvoir contrevenir à la gravité, il faut pousser et c’est pour ça que je mets au centre la place du vivant. Ma question, c’est être debout, c’est ce qui va nous différencier de l’animal ! C’est pour cela que je travaille beaucoup sur la question de la colonne vertébrale qui nous singularise beaucoup et distingue l’animal et l’homme !

Réalisé par Méryl Bougo

Thierry Ménissier :

Mais est-ce que tu dirais que tu travailles sur l’éminence humaine, sur la dignité ?

François Veyrunes :

La dignité exactement ! Oui, c’est ce qui m’importe c’est ça après j’ai peut-être un côté fleur bleue au sens romantique bien que mes pièces ne soient pas du tout romantiques… c’est peut-être pour ça que je vais toujours de l’avant, parce que je veux m’inscrire ni dans un romantisme ni dans le pathos mais néanmoins je pense que chacun peut trouver dans l’enjeu physique non illustratif, non théâtral, non romantisé, quelque chose qui est de l’ordre de effectivement d’être debout, debout dans la dignité !

[…] (deuxième extrait)

François Veyrunes :

Je t’entends mais je ne suis pas sûre d’avoir compris, est-ce que ça veut dire que la personne s’efforce de créer une langue, c’est ça ? Ou sinon est-ce que ça veut dire qu’à chaque phrase musicale le musicien change de langage, c’est ça que ça veut dire ?

Yves Citton :

Pour moi c’est une sorte d’idéal irréalisable : qu’on reconnaisse immédiatement quelqu’un comme Derek Bailey rien que comme ça (claquement de doigt), ce qui veut dire qu’il a inventé sa langue, donc que c’est sa langue, il s’est laissé emprisonner par son truc mais d’abord il est arrivé là en essayant justement de sortir des langues héritées. Et ça me frappe quand même quand tu vas voir des grandes expositions, par exemple à Beaubourg, tu vois comment ces grands peintres sont passés par différentes phases et comment une fois que tu connais le point d’arrivée, tu le vois dès le début mais il aura fallu 50 ans pour y arriver, pour faire sortir alors qu’à 20 ans c’est un truc comme les autres ? C’est donc toute une évolution qui fait qu’ils inventent leur langue, finalement ils en sont prisonniers mais c’est quand même la plus belle chose qu’on puisse faire. Bailey c’est un petit peu ça, à savoir, par exemple un jour il a eu une opération du tunnel carpien et il a fait un disque où chaque morceau c’est deux semaines après, trois semaines après, deux mois après et tu vois qu’il retrouve ses capacités de mouvement des doigts… Au début c’était un peu ce que tu dis c’était le défi, la souffrance etc. de pouvoir tirer des trucs et effectivement j’imagine juste après l’opération, il a très très peu de capacités donc il est forcé d’inventer une nouvelle façon de jouer, donc d’inventer un nouveau son de guitare etc. Donc toute sa discipline c’était de faire ça mais le résultat final c’est que tu reconnais Derek Bailey parce qu’il a inventé son langage !

François Veyrunes :

En ce qui me concerne, j’avais fait un séminaire sur les questions « écritures en regard » où j’avais invité plusieurs personnes pour parler de leur manière d’être dans le processus de création. Et il y avait un écrivain qui s’appelait Philippe Malone et c’est à partir de cette rencontre que j’ai changé ma façon de travailler. Je lui ai posé la question comment sortir l’intention. Il m’a expliqué qu’il essayait d’écrire une langue par un travail de déconstruction puis de reconstructio. Moi, jusqu’alors, je faisais cela de manière intuitive et discuter avec lui m’a permis de structurer ma pensée. Cela m’a permis de mettre un certain nombre de contraintes qui font qu’à un moment donné, naturellement ça devient naturel ! Les danseurs, notamment, n’arrêtent pas de faire des allers-retours, si bien qu’on arrive vite dans ce que j’appelle l’agitation chorégraphique ! Comment arriver finalement à créer une langue de sorte qu’après ça puisse être au service d’une fiction ou d’une autre, d’un récit sensible à un autre ? Et aujourd’hui je me pose la question de la limite : est-ce qu’à un moment donné je ne me trouve pas enfermé parce que dans mes contraintes il y a des choses que je ne peux pas faire ?

A ce moment-là je sors de ma langue… parce que j’arrive à quelque chose comme une butée, que se passe-t-il si je continue à faire l’effort, à repousser la limite, à repousser la butée, à essayer d’ouvrir un nouvel horizon mais en gardant quand même les tenants et les aboutissants de l’affaire ? J’ai l’impression que c’est dangereux pour l’esprit, ça touche mes limites donc après je me mets face à mon incompétence, je me dis que je suis arrivé au troisième carreau, à la troisième dalle par terre et je n’y arrive plus ! Donc je suis face à un espère de mur à la fois symbolique, explicite, physique… théorique, chorégraphique ! Et à un moment je me dis « on fait comment ? ».

Fabienne Martin-Juchat :

Tu n’as pas des moments de panique à ce moment-là ?

François Veyrunes :

Des insomnies, c’est sûr !

Yves Citton :

Après c’est le risque de sauter dans quelque chose de différent qui n’est plus vraiment toi, auquel on ne te reconnait pas parce qu’en plus pour les artistes il y a un enjeu de reconnaissance !

Fabienne Martin-Juchat :

De continuité !

Yves Citton :

Tu as un nom, les gens attendent quelque chose de toi, justement ils attendent toujours que tu refasses un peu ton langage et pas que tu partes dans quelque chose de différent. Ce qui me frappe quand je regarde ces grandes expositions sur la vie d’un artiste, c’est que quand il est passé de ce moment-là à ce moment-là, cela a dû surprendre tout le monde. On a dû lui dire « oui mais ce que vous faites maintenant, c’est moins intéressant ». Parmi les musiciens que j’aime bien, un des plus grands, improvisateur et compositeur, Anthony Braxton a réinventé tous les 10 ans un genre de musique complètement différent… et moi j’ai toujours 10 ans de retard, donc à chaque fois je me dis « ah non cette fois il a vraiment merdé, cette fois ça c’est vraiment nul », puis 10 ans plus tard quand il change vers le truc nouveau, tu revisites le truc d’avant et « bon sang mais c’est bien sûr, c’est la meilleur chose qu’il a faite », etc. Et pour moi, c’est là où je reconnais quand même les gens qui sont au-dessus de tout, à savoir qu’à chaque fois tu es déçu parce que c’était trop bien ce qu’il faisait avant, et maintenant ça ne peut être que moins bien, et puis à chaque fois, avec ce retard, finalement c’était encore mieux mais il t’a fallu 10 ans pour ramer derrière pour voir pourquoi c’était mieux !

Lorsque je vais à Beaubourg, vois ces grandes œuvres et connais le point d’arrivé parce que les artistes sont morts, dans ce cas-là tu vois facilement, mais avec ceux qui sont vivants c’est beaucoup plus difficile. Et à chaque fois j’imagine l’angoisse que ça doit être pour eux parce que le public les a identifiés à leur style…A un moment donné ça marchait bien, il pouvait vendre ses disques, il était reconnu et puis tout d’un coup il fait des choses qui ne sont vraiment pas plaisantes, c’est toujours sur le même tempo, tout d’un coup il n’y a plus de rythme. Alors tu en écoutes d’abord 5 minutes et au bout de 2 heures tu te dis « quand même, ce n’est pas possible » et puis 10 ans plus tard tu te dis « en fait il se passait des choses-là que je n’avais jamais vues ailleurs, je commence maintenant à comprendre ». Ce genre de posture est facile pour moi parce que ce n’est pas mon argent, ce n’est pas ma vie, mais j’imagine pour toi on s’attend à ce que tu fasses quelque chose et tu bifurques ailleurs, complètement ou pas, le risque c’est la déception des gens, risque que moi je n’ai quand même pas comme enseignant ou philosophe…en tous cas comme enseignant pour moi mon risque m’apparaît quand même très limité par rapport au risque pris par l’artiste, non ?

Thierry Ménissier :

Oui mais dans le champ artistique est-ce qu’on n’attend pas de l’artiste ce genre de surprise ? Et de ton côté, il t’est probablement arrivé de changer dans ta vie, dans une pratique professionnelle, en te disant lorsque tu innoves : « mais attendez on se trompe complètement, ce n’est pas ainsi qu’il faut faire ». Tu as souvent contre toi à ce moment-là toute l’institution, donc le but semble être de résister au changement ! Par ailleurs sur un plan personnel, privé, quand il t’arrive de changer, quand tu es assigné à ton propre changement que toi-même tu n’as pas anticipé, les autres ne te comprennent plus du tout, tu dois faire face…Le changement est peut-être pire dans un champ non ludique et artistique !

Yves Citton :

C’est intéressant !

Thierry Ménissier :

Il y a une dimension qui apparaît à ce moment-là, c’est celle de la vertu de courage. Il existe en effet une sorte de surcroît moral dont tout le monde ne dispose pas…tu retrouves les gens qui sont capables de te suivre même s’ils te comprennent pas, et qui se disent « il se passe quelque chose »…

François Veyrunes :

Mais avec un effet retard ! Parce que je me rends compte, chaque fois que tu écoutes notamment de la musique, tous les morceaux sur lesquels je me fais happer tout de suite ça ne tient pas une semaine… il faut faire un petit effort, il y a peut-être plus de complexité, peut-être plus de choses sous le sommet de l’iceberg, des choses qui ne sont pas forcément accessibles tout de suite…

Thierry Ménissier :

Mais peut-être c’est précisément la pratique de l’improvisation qui permet cette tolérance et cette acceptation de ce qui peut changer !

Yves Citton :

Oui je pense ! Pour moi c’est vraiment le défi, quelque chose comme l’éducation artistique ou les médiations culturelles, etc. Il s’agit de donner au spectateur le goût d’être déçu, le goût d’être surpris…

François Veyrunes :

Voire désagréablement surpris !

Yves Citton :

Et en même temps de leur donner la suspicion que c’est là qu’il va se passer quelque chose !

François Veyrunes :

Après, la question, peut-être indissociable, c’est celle de l’art et puis du commerce… je dis cela par rapport à mon propre parcours… moi ça m’importe de vendre, que la compagnie puisse vendre ses pièces…il y a une tension entre cette dimension et ma propre quête, mon idéal, cette ligne d’horizon perpétuellement en mouvement !

Thierry Ménissier :

Tu dirais que parfois tu présentes des trucs davantage plaisants qu’expérimentaux ou risqués, parce qu’il faut que tu nourrisses ta compagnie ?

François Veyrunes :

Alors là ça ne se passe pas du tout comme ça ! La compagnie a bientôt 30 ans, on a vécu 20 ans de vaches maigres ! Et moi j’ai toujours continué ma propre démarche. Peut-être qu’aussi j’ai la chance, c’est-à-dire que ce qui m’importe, je ne suis pas vénal, j’ai la chance de ne pas être vénal donc ce qui m’importe c’est de pouvoir faire ce que j’ai envie de faire et d’essayer d’être le plus juste, donc c’est plutôt un travail collégial que j’essaie de mettre en œuvre parce que je crois à l’intelligence collective…J’assume la direction artistique du projet, mais je m’entoure de gens aussi qui font des choses dont je suis personnellement incapable, et pour ma part je m’efforce de me cadrer dans ma dimension, qui est celui du projet. Mais ensemble on est dans de l’espace augmenté, 1 + 2 ça fait bien plus que 3…personnellement je ne peux pas m’analyser en même temps que je crée c’est important d’être bien accompagné…

Fabienne Martin-Juchat :

Alors justement, à propos du collectif, dans l’improvisation ce qui m’intéresse c’est le langage construit à plusieurs, voire la coopération. Or, vous n’en avez pas spécialement pour l’instant parlé, jusqu’à présent c’était plutôt une réflexion de ce que ça fait sur l’improvisateur…

François Veyrunes :

Tu vois c’est pour ça que j’inscris sur mes génériques, tant dans les plaquettes que sur les vidéos : « créé avec… et interprété par… », c’est-à-dire que les danseurs ont une part de créativité extrêmement importante ! Si je veux être conséquent avec ce que j’essaie de mettre en œuvre, si je veux révéler l’être, c’est important que les matériaux chorégraphiques soient coconstruits avec les danseurs ! Je n’arrive pas avec des phrases préconstruites parce que de toutes façons ce que je fais physiquement par rapport au défi où ils peuvent aller, eux ils pourraient marcher peut-être comme mon chat sur la rambarde, tandis que moi je n’en suis pas capable. Ou je fais avec les moyens physiques d’une personne de 55 ans, moi-même, ou je travaille avec des gens qui ont 25 ans, 30 ans et qui marchent sur la tête, qui sont capables de défier l’apesanteur à un endroit inatteignable pour moi, moi j’arrive à mes limites et ce qui m’intéresse c’est d’approcher cette limite, voire de la dépasser un peu ! Sans se détruire ! Cette expérience coconstruite collectivement permet d’aller plus loin, en tâchant de ne pas s’égarer. Si on prend un tissu et chacun tire la couverture à lui, ben en fait ça reste immobile, si bien que le sujet c’est comment amener le projet à se développer et en même temps l’enrichir des singularités de chacun…

Yves Citton :

Mais justement il me semble sur la question du collectif, penser collectif, penser l’improvisation comme quelque chose qui se fait ensemble… c’est intéressant que tu dises ça alors qu’on est en train de parler aussi de ta compagnie !

Et ce qui me semble le plus riche là-dessus, ce sont ceux qui justement intègrent les multiples niveaux. Un de mes amis, l’anthropologue Alexandre Pierrepont qui était à Chicago pendant des années, vient de publier un gros livre issu de sa thèse, sur ce qui s’appelle le AACM, l’Association for the Advancement of Creative Musiciens : elle existe depuis les années 1960, on célébrait en 2015 ses 50 ans, c’est une association de musiciens afro-américains qui ont monté une association au sens légal à la fois pour défendre leurs droits, créer une école de musique, promouvoir des concerts etc. Et il y avait une dimension politique parce que dans les années 1965 c’était le moment de lutte pour les droits civils, c’était une association aussi commerciale, il fallait vendre des concerts dans une situation difficile, c’était une entreprise éducative… donc il y avait toutes ces dimensions, ça a duré quand même 50 ans et c’est cette infrastructure-là, sociale, qui est elle-même forcément d’une certaine manière de l’improvisation, ils se battaient de tous les côtés, par exemple contre la CIA, c’est cette infrastructure qui a permis de créer ces conditions favorables, je reviens vraiment à ça. Si on veut réfléchir à l’improvisation d’un point de vue socio-politique, l’improvisation demande des conditions de félicité ou des conditions favorables, et ces conditions favorables, ce qu’on appelle le néo-libéralisme depuis les années 1980, ça le rend presque impossible. Ça exacerbe en effet une certaine compétition qui a tendance à étouffer ces espaces construits pour autoriser, pour permettre, pour rendre possible l’improvisation. Et il me semble que si on veut réfléchir comme ça, il faut d’une part étudier ta compagnie, tu dis que ça fait 30 ans que tu as débuté, donc comment ta compagnie s’est développée, dans quelles circonstances de financements publics, de moins de financements publics, de je ne sais pas quoi, il faut regarder ça… Et puis regarder ce qu’arrivent à faire 3 danseurs dans un magma dans le contexte de ce qui a permis de faire que ces 3 danseurs puissent être là, puissent faire des magmas assez souvent pour pas s’en aller ailleurs. Et puis il faudrait restituer l’empilement de différentes couches, depuis les finances, la politique, les finances publiques etc. C’est ce que fait Pierrepont avec l’AACM, il me semble que toi tu pourrais nous raconter précisément ton expérience… À ce propos il me semble qu’on pourrait rappeler la distinction évoquée tout à l’heure, entre improvisation et adaptation. Il y a un modèle qui est le modèle de l’adaptation qui domine dans le monde dans la biologie et dans celui de l’économie et de la finance, néolibéral. Qu’est-ce que c’est que l’adaptation, c’est que les moins performants crèvent et puis que les plus performants survivent mais ça passe quand même par l’élimination et on accepte cette logique-là comme étant une logique, voilà c’est comme ça que ça progresse par l’adaptation, mais l’adaptation au sens darwinien du terme.

Pour ma part, j’essaie de comprendre l’improvisation et c’est radicalement différent de l’adaptation, avec des temporalités différentes, ça ne passe pas par la mort de ceux qui ne réussissent pas. Qu’est-ce que c’est que l’improvisation ? C’est réussir à défier l’adaptation. L’improvisation se situe au niveau de l’individu ou du collectif par un moment d’attention, par un moment de conscience, par un moment de réflexion, par un moment critique, appelons ça comme on veut, un moment de connaissance, un moment de philosophie, un moment de sciences sociales ! Un moment où on arrive à se dire « et là on va crever, qu’est-ce qu’on va pouvoir faire »… parce que c’est improvided for, parce qu’on n’est pas provisionné et donc au lieu simplement qu’on soit éliminé et que ceux qui sont mieux placés arrivent à survivre, on va se retourner, inventer, bricoler quelque chose qui nous permet à notre échelle d’une vie humaine, d’une vie collective d’associations, de ne pas crever. Il y a une rapidité dans l’improvisation qui n’est pas du tout l’adaptation. L’adaptation c’est con, ça passe par la mort et c’est un modèle social qu’on a finalement adopté mais qui devrait être dénoncé. Et l’alternative à ce modèle néo-libéral, bio-socio-biologique de l’adaptation darwinienne, ce serait justement l’improvisation. Et il faudrait mieux comprendre ce que c’est que l’improvisation à travers l’AACM ou à travers ta compagnie, et on verrait que c’est vraiment une alternative politique !

Fabienne Martin-Juchat :

C’est très important ce que tu dis, parce que la plupart du temps on associe improvisation et néolibéralisme ! Quand en 2014 on a tenté l’expérimentation Org’impro, certains collègues ont dit « mais en fait, en formant les étudiants à l’improvisation, ils les préparent à de devenir des travailleurs flexibles » !

 

Thierry Ménissier :

Cela dit… oui l’émulation dans la confiance, qu’on trouve dans l’improvisation se nourrit tout de même d’une forme, non pas de concurrence mais d’émulation c’est quand même quelque chose qu’il faut souligner. Le dynamisme propre à l’improvisation me fait toujours personnellement penser au fait que malgré tout elle est fondamentalement libérale, au sens non néo-libéral, au sens du libéralisme classique qui en son temps a défié les pouvoirs établis de l’aristocratie féodale, de la théologie catholique avec l’Eglise, à savoir des énormes puissances de coercition. Ce libéralisme, dans lequel j’avoue me reconnaitre, nait avec Montaigne par exemple, quand il s’agit de défendre la liberté de conscience lors des guerres de religion au XVIème siècle en affirmant qu’on ne peut pas être converti de force car c’est une contradiction. Or, la mise en mouvement de l’improvisation applique une forme de confiance en soi, une forme d’émulation qui est un peu une torsion aussi avec les autres, dans un certain déséquilibre. C’est la raison pour laquelle je serais pour ma part plus nuancé moi : la critique adressée à l’improvisation l’est de manière légitime, car les deux modèles sont proches !

Réalisé par Méryl Bougo

Fabienne Martin-Juchat :

Oui, ce n’est pas si simple !

Yves Citton :

Je peux juste repartir là-dessus ? Parce que là il me semble que tu touches exactement le point où pour ma part je crois que le mot qui est toujours là derrière, c’est celui d’ambivalence, à savoir que le piège de la plupart des pensées politiques contemporaines, c’est de se demander « est-ce que ça c’est bien ou est-ce que ça c’est mauvais ? », alors que la vérité de tous les développements qu’on est en train de vivre, c’est leur ambivalence, parce qu’ils ont deux valeurs en même temps, ils sont à la fois bien et mauvais, mais il faut savoir par quoi c’est bien, et par quoi c’est mauvais ! Tous les mots que tu as employés, libéral, concurrence, le mot même de libéral il dit deux choses absolument opposées. Il dit libéral au sens où c’est la liberté, avec la compétition, ou la libéralité de donner, de donner sans compter ! La concurrence c’est, la compétition le premier qui arrive il gagne et le dernier il meurt, ou la concurrence c’est qu’on court ensemble ! Courir ensemble, de cette manière on peut même dire les musiciens sont dans la concurrence !

Thierry Ménissier :

En émulation !

Yves Citton :

Oui, mais au sens où ils courent ensemble ! Et c’est le courir ensemble qui fait que peut-être il y en a un ici qui est plus haut et après ce sont les modalités de la course qui font toute la différence !

Thierry Ménissier :

Les différences concernent finalement des variations d’intensité sur un continuum ! Dans ma pratique du rugby, j’ai observé qu’il y a des moments de grâce, quand tu sors de la récitation des conventions apprises, tu peux le faire très bien mais tu ne joues pas au rugby pour autant. Or, il y a des moments de grâce où l’adversaire joue un rôle absolument crucial ! Le combat peut être extrêmement féroce et pourtant l’adversaire te sert comme un partenaire… quand tu dis la volonté de donner et que libéral renvoie à la libéralité, c’est elle qui fait que tu te donnes dans le moment, que les deux adversaires se livrent et qu’il y a de l’engagement mais il n’y a pas de méchanceté ! Et je pense que la différence entre libéralisme et néo-libéralisme elle passe quand même par-là, c’est-à-dire que tu as un modèle où tu respectes l’adversaire !

François Veyrunes :

Respect de soi, respect de l’autre !

Fabienne Martin-Juchat :

Il y a un plaisir de la concurrence ! Un plaisir de l’adversité !

François Veyrunes :

L’adversité elle est émulatrice, elle est émancipatrice mais ça c’est aussi arriver à faire un pas de côté pour prendre ça comme une dimension ludique et non pas comme quelque chose qui t’astreint !

Thierry Ménissier :

Voilà c’est peut-être le jeu qui nous sauve de ça, le rugby est un jeu je le dis tout le temps, ce n’est pas la guerre bien que ça y ressemble, c’est un jeu !

François Veyrunes :

Le rugby porte en lui-même un paradoxe génial c’est que pour avancer tu fais une passe en arrière, donc déjà c’est un truc de fous pour moi, c’est le truc le plus fou qui existe…

Fabienne Martin-Juchat :

La contrainte ! C’est une sacrée contrainte qu’ils ont mis en place là ! C’est totalement contre-intuitif !

Thierry Ménissier :

En réalité c’est structurant pour le jeu, car tu es obligé d’induire le mouvement par son lancement de base, la passe, tu es obligé de le faire pour que ça avance parce que si tu n’avances pas, tu recules !

Fabienne Martin-Juchat :

…Et de ce fait tu développes une intelligence corporelle qui est beaucoup plus puissante !

François Veyrunes :

…Tu es en torsion, tu es toujours en déformation !

Fabienne Martin-Juchat :

…Tu es obligé de sentir ce qui se passe, tu es vraiment obligé au niveau sensoriel de percevoir…

François Veyrunes :

Pour revenir au début de notre discussion sur le libéralisme, la confiance pour moi c’est le respect de soi et de l’autre. C’est-à-dire qu’il y ait juste le pas de côté pour se dire qu’il y a une dimension… moi je pense que l’individu est au centre mais l’individu au centre qui ne respecte pas l’autre, on peut dire qu’il est darwinien, il écrase tout le monde, il passe devant, ceux qui m’aiment me suivent et puis les autres restent sur le carreau ! Et c’est pour ça que je vais travailler à l’hôpital en soins palliatifs, c’est parce que tu te rends compte que tant qu’il y a de la vie c’est possible, qu’est-ce qui est possible ? La grâce ! On va l’EHPAD de Meylan, je travaillais avec une dame de 103 ans, sur ses bras et à un moment donné j’ai eu l’impression de voir une albatros, cette dame qui était complètement voutée sur son fauteuil roulant, tout d’un coup qui souffle, qui souffle, qui s’envole c’était… j’en ai encore des frissons dans le dos…Hier encore j’étais à Lyon dans un autre EPHAD et oui… tant que la vie est là tu peux convoquer du possible ! Et du possible qui fait qu’à un moment donné, qu’à un moment donné la personne va aller bien plus loin ou en tous cas tenter, va oser, va s’émanciper, tu n’as même pas l’impression que c’était possible et tu passes peut-être pour un surhomme ou une sur-personne qui a pu réaliser cela !

Thierry Ménissier :

J’ai vécu une expérience comparable dans une maison de retraite où on m’avait demandé de faire un cours de philosophie… c’était une petite assemblée qui voulait que je récite leur cours de terminale, à l’ancienne, et puis tout à coup un petit vieux qui semblait bien marqué par l’âge s’est littéralement transformé en faisant vraiment de la philo, il a déliré au sens philosophique du terme, c’est-à-dire qu’il inventait des mots pour désigner les idées qu’il avait, c’était spectaculaire et tout à fait pertinent sur le fond… (rires) et à chaque fois, je l’ai vu trois fois, j’avais beaucoup de plaisir à le retrouver tandis que les autres participants le trouvaient insupportable parce qu’il était inventif et original… (rires) On m’a dit « il revit depuis que vous êtes là », il paraissant complètement allumé mais il inventait des idées, il y avait des réelles trouvailles dans ce qu’il proposait ! C’était exactement ce que tu as dit avec l’image du déploiement, une sorte de déploiement le singularisait complètement, qui perturbait les autres, eux n’avaient pas cette énergie que lui-même était manifestement tout étonné d’avoir ! Pour moi c’est ça aussi qui était motivant… trouver l’exercice qui nous stimule de telle manière qu’en confiance tu peux avancer sur des choses qui ne sont pas écrites !

François Veyrunes :

Et tu vois dans les classes, quand tu vas dans un collège, des gens qui sont prétendument des cancres qui vont se révéler dans l’atelier chorégraphique…

Thierry Ménissier :

Dans les interventions scolaires en philosophie c’est rigoureusement pareil, le premier de la classe veut souvent prendre la parole, il s’y sent autorisé, mais quand quelqu’un au fond de la salle veut parler,  l’instituteur te dit « non mais il va dire des âneries », et moi je me suis plusieurs fois entendu répondre : « attendez, laissez-le parler », et tout à coup l’autre du fond qui intervient formule quelque chose qui quand même beaucoup mieux que ce que disait le premier scolaire et stéréotypé. En matière de pensée originale, l’élève réputé médiocre, voire supposé voyou, est souvent plus intéressant !

François Veyrunes :

Alors après il faut se garder de stigmatiser dans un sens ou dans l’autre mais c’est vrai que ça renverse le code. Et la question du code c’est ce qui nous piège, c’est-à-dire que le côté dogmatique à vouloir faire bien, un truc après l’autre au sens du conservatoire ou en tous cas des sciences… moi je suis extrêmement attentif aussi à ce que les danseurs soient bien construits ! Physiquement, corporellement, dans leur motricité, leur puissance etc. et tout ça jusqu’à présent il y a quand même des écoles supérieures qui permettent de construire des danseurs pour pouvoir après les déconstruire !

Fabienne Martin-Juchat :

Absolument ! Mais est-ce que cela signifie que tu aimes les danseurs bien construits à déconstruire en improvisation ? Finalement, est-ce que ce n’est pas toute cette éducation qui trop présente qui nous a codé, qui nous a apporté des langages…

François Veyrunes :

Non mais la question c’est que dans la construction tu ne construis pas seulement un corps, tu construis un niveau de conscience et ça va, si je peux forcer un peu le trait, jusqu’à nos cellules ! Et ça veut dire que quand je travaille sur la propagation du mouvement dansé, tu peux dire voilà modestement, un segment, un autre puis un autre etc. mais en fait dans ce morceau de chair, il y a des centaines de petits wagonnets, voire des millions de cellules, tout ce qui fait qu’à un moment donné tu peux les faire exister. Au niveau où tu mets la loupe, tu peux voir ça au microscope électronique ou tu peux voir ça effectivement vu d’avion dans le brouillard… Ce qui m’intéresse dans le travail avec des danseurs de très haut niveau, c’est d’aller convoquer la conscience qui fait qu’à un moment donné ils vont le faire exister l’espace autour d’eux dans une échelle de morceau de chair extrêmement fine, extrêmement petite et donc à partir de là c’est de niveau fractal. Plus tu fais l’échelle petite, plus tu fais de kilomètres en marchant sur le bord de la côte !…

Yves Citton :

Ça, il me semble que c’est vraiment un autre cliché par rapport à l’improvisation. C’est ce que je disais tout à l’heure avec William Parker qui prend des gens et qui dit maintenant vous jouez sur un instrument que vous ne connaissez pas. C’est un certain moment pour déclencher certaines choses ou pour désinhiber certaines choses etc…. et en même temps c’est très vite peu satisfaisant ! Moi tu me mets devant un piano, je peux taper dessus… au bout de 30 secondes j’ai compris et puis voilà qu’arrive un pianiste classique même s’il est un peu coincé, il a tout ce que tu dis. Alors pour moi il ne s’agit pas du tout de dire « on peut tous improviser et ça se fait tout seul, et il faut se laisser aller et c’est comme ça que ça se passe ». Non il faut justement construire une discipline énorme !

Je pense à ce vieux groupe de rock progressif qui s’appelait King Crimson, je ne sais pas s’il y a parmi vous des fans de King Crimson et de Robert Fripp, c’est un de mes dieux vivant ! Parce que justement ils ont justement pensé cette discipline, l’ont mise en jeu, ont donné des règles complètement impossibles aux batteurs pour faire des trucs qui sont absolument hallucinants. Ce qu’il faut bien appeler la discipline et cette extrême contrainte vont permettre si on la produit un super résultat, si on rend tout ce corps conscient. Toutes ces pratiques conscientes, tous ces stéréotypes conscients s’ajoutent à la virtuosité… La notion de virtuosité est vraiment importante, pour moi c’est à la fois une condition de l’improvisation et en même temps l’improvisation utilise cette virtuosité pour la pousser à devenir autre chose que ce qu’elle sait faire ! Donc c’est vraiment là l’horizon-limite de la virtuosité, mais par rapport au néo-libéralisme il me semble que c’est important de souligner la distinction entre le libéralisme et le néo-libéralisme.

Elle repose, comme j’essayais de le dire à travers mon idée d’opposer adaptation et improvisation, sur le fait que le néo-libéralisme fonctionne toujours sous la contrainte de mort, c’est-à-dire sous la contrainte d’élimination salariale… On ne peut plus vivre sans salaire parce qu’on peut pas cultiver notre jardin, on n’a plus de jardin donc on ne peut pas vivre sans salaire, la contrainte salariale est une contrainte de mort et le néo-libéralisme c’est le système qui installe une compétition généralisée à partir de cette contrainte salariale qui est une contrainte de mort. C’est pour ça que c’est de l’adaptation parce que les gens crèvent ou sont exclus et puis il y a ceux qui prospèrent L’alternative au néo-libéralisme, c’est justement le libéralisme au sens où on commence par donner « libéralement », que ce soit de la confiance, du revenu garanti ou d’autres choses du même genre, et on peut ajouter toutes les contraintes, toutes les compétitions, toutes les concurrences mais protéger les conditions favorables, c’est protéger les règles du jeu destinées à ne pas sortir les plus faibles de la danse, à ne pas les éliminer. Donc quand tu dis : « il y a à l’intérieur d’une certaine tradition libérale… », je peux m’identifier à cela aussi bien que toi, je crois, avec l’idée que c’est à l’intérieur d’espaces protégés qu’il faut favoriser la liberté et qu’à l’intérieur de ces espaces, oui la liberté, la concurrence etc. ou le fait que les individus eux-mêmes peuvent choisir et connaissent mieux leur situation, leurs besoins, leurs capacités que quelqu’un qui serait placé ailleurs ou plus haut, tout à fait d’accord mais ça présuppose ces espaces protégés que le néo-libéralisme justement érode. C’est pourquoi il me semble qu’il faut vraiment marquer le passage de l’un à l’autre.

Fabienne Martin-Juchat :

Je trouve qu’il existe une même ambivalence entre la sécurité et l’insécurité, entre prises de risques et espaces protégés. Ce n’est pas parce qu’on est dans un espace sécuritaire protégé qu’on ne peut pas prendre des risques, il faut éviter des privilégier une logique binaire…

François Veyrunes :

Oui et on peut prendre une autre image, celle de grimpeurs. Si un grimpeur ne s’auto-assure pas, s’il n’est pas assuré, il ne pourra pas éventuellement s’élancer vers la prise qu’il pourrait attraper… et de toutes façons, il ne passera pas ! Il faut toujours avoir une sécurité pour pouvoir se dépasser ! Et les conditions favorables, pour moi, c’est le cadre qui permet de passer sur un autre plan !

C’est comme ce type qui se jetait d’un avion, en chute libre jusqu’au bout, ils ont tendu un grand filet en bas et il est piloté par d’autres personnes, lesquelles ont potentiellement un parachute, il descend en vol libre et il le pilote jusqu’à que le type leur dise « d’accord » et à ce moment-là quand il est suffisamment proche du filet il le lâche, les autres actionnent leur parachute ce qui lui permet de descendre…

Thierry Ménissier :

C’est ton prochain spectacle ? (rires)

François Veyrunes :

Non ! C’est pour dire que tu peux défier un certain nombre de choses mais il faut toujours des conditions favorables qui permettent la liberté… Comme pour les premiers qui se sont lancés dans le vol en wingsuit !

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