« Il faut aussi que les portes et les fenêtres soient ouvertes. », Anne-Marie Pascoli
« Dans mon expérience de l’improvisation, je suis toujours troublée, fascinée de ne jamais savoir comment mon corps va être disponible ou non. C’est-à-dire que je suis toujours surprise de ma propre corporéité. », Fabienne Martin-Juchat
L’improvisation : abandon de soi ou affirmation de l’ego ?
Thierry Menissier :
Anne-Marie et Fabienne, il s’agit d’une rencontre entre vous autour de cette thématique de l’improvisation qui associe d’un côté un praticien, une praticienne, des artistes, et de l’autre un chercheur ou une chercheuse sur ce sujet. La particularité de cet entretien sur l’improvisation c’est qu’il est improvisé. Il se définit comme le contraire de l’entretien classique réalisé avec une grille d’entretien !
Anne-Marie Pascoli :
Oui je ne t’ai pas vu sortir de feuilles ! (rires)
Thierry Ménissier :
Il s’agit vraiment de donner libre court à votre interaction sachant que, pour les personnes que nous convions à cet exercice, et c’est tout-à-fait le cas aujourd’hui, la praticienne, toi-même Anne-Marie, est aussi bien dans une démarche réflexive, et que la chercheuse, Fabienne, est également praticienne de l’improvisation. C’est notamment pour cela que ce fonctionnement est particulièrement libre. C’est un premier niveau de liberté, le deuxième c’est que la matière que l’enregistrement de l’entretien va produire, la matière sonore, sera ensuite retravaillée par-vous à votre convenance. Et cela produira un résultat sous une forme plus ou moins écrite, de quelque écriture que ce soit, qui devrait être très intéressant…Vous avez donc la bride sur le cou, et pour ma part je n’interviendrai le cas échéant que pour relancer la discussion. Voilà, c’est à vous !
Fabienne Martin-Juchat :
Alors j’aimerais bien commencer en t’adressant deux questions Anne-Marie. Une première qui fait suite à l’entretien entre Alain Lafuente et Jérémy Damian. Alain, en plaçant la question de l’improvisation au niveau artistique et au niveau musical, a dit un truc qui m’a questionnée. L’autre question concerne un autre domaine, il est lié à l’article que j’ai écrit sur le toucher et pour lequel je m’étais entretenue avec toi. Je vais te poser les deux questions, qui renvoient peut-être à une certaine naïveté de ma part.
Anne-Marie Pascoli :
C’est beau la naïveté !
Fabienne Martin-Juchat :
Je pensé en effet après coup – et c’est peut-être sur ce point que je suis naïve ou victime d’une d’illusion – à une chose qu’a dit Alain : quand il improvise en musique, il n’improvise pas totalement sinon il se perd. C’est-à-dire qu’il faut qu’il garde la main, disait-il, sinon il n’est plus l’auteur. Il y avait une tension forte pour lui entre garder son fil artistique, son fil directeur et il ajoutait que l’improvisation en fin de compte lui permettrait en quelque sorte de s’oublier, mais qu’il y a quand même une nécessité qui demeure, celle de la maîtrise du fil directeur de ce qu’il fait. Et ça m’a énormément questionnée parce que dans mes représentations peut-être complètement naïves de l’improvisation, j’avais l’idée qu’on se mettait en retrait, qu’on était au service de ce qui va arriver donc il n’y avait pas, comment dire ? la nécessité de se dire : « il faut quand même que je garde ma ligne etc. ». Alors je me suis demandé « est-ce que c’est lié à la manière de créer d’Alain ? » ou « est-ce que c’est lié au champ artistique dans l’improvisation qui demande quand même une certaine exigence pour tenir une ligne artistique ? ». Ça m’a vraiment questionné ! Première question, donc, c’est celle finalement peut-être de l’égo, de ce que c’est qui à un moment donné devient l’entité, s’il doit y avoir une entité… Qu’est-ce que, selon toi, il appelle le fil directeur dans l’improvisation ?
Anne-Marie Pascoli :
Il y a deux questions-là, la première est : que devient l’identité ?
Fabienne Martin-Juchat :
Et la seconde question est celle de l’expression qu’il a employée, à propos de la notion de fil directeur, lorsqu’Alain disait vouloir garder la main. J’ai entendu qu’il y a une ligne artistique et qu’il doit garder la main dans son cheminement improvisé !
Anne-Marie Pascoli :
On est dans l’improvisation d’accord alors je vais te répondre ! Je vais te répondre là où j’entends ce que tu me dis. La question que je te pose moi, c’est où est le ça ? De quoi s’agit-il ? Tu vois ? Où est le ça ? Dans ta question, je suis en pleine impro avec toi et je te questionne sur c’est quoi le ça ? C’est quoi qui se questionne ? C’est quoi qui est en jeu ?
Fabienne Martin-Juchat :
C’est cette question de l’ego, de l’identité !
Anne-Marie Pascoli :
Est-ce que c’est ta naïveté ? Est-ce que c’est la question que tu te poses sur l’identité dans l’improvisation ? Est-ce que c’est… la part de contrôle ?
Fabienne Martin-Juchat :
Voilà !
Anne Marie Pascoli :
Mais ce sont des ça différents pour moi et quand j’improvise, la chose que j’essaye de faire, c’est d’identifier le plus possible le ça, que ce soit intellectuel, perceptuel, spatial, temporel… tout ce que tu veux ! C’est de quoi est-il question ici et maintenant à l’instant précis ! Si je n’ai pas ça je ne peux pas improviser. Je vais être dans ce que je sais, dans ce que je connais donc je peux donner une réponse qui va être basée sur mes connaissances. Mais je ne vais pas être dans la création, je ne vais pas être dans l’invention de ce que la question… de ce que le « ça » en jeu, m’oblige à changer de moi-même, tout en m’appuyant sur ce que je connais, parce que pour moi, l’improvisation, c’est ça !
Fabienne Martin-Juchat :
Ça met en place une dialectique, un dialogue, en fait !
Anne Marie Pascoli :
Constamment !
Cela ne consiste donc ni à garder la main ni à la perdre, c’est une alternance permanente entre juste arriver à être un tout petit peu… de plus en plus… en présence, avec, quel est l’objet de l’échange, entre toi et moi, entre moi, toi et moi et le regard de Thierry…
Anne-Marie Pascoli :
Et le bruit du poêle, le bruit du poêle à granules qui fait un son particulier. Le fait que c’est pourtant une pièce hyper silencieuse. C’ est la situation dans laquelle on improvise, c’est que tout ce qui est en jeu-là autour de nous fait « ça », « Ça » au sens psychanalytique du terme. C’est-à-dire le cœur du moment qu’on partage ensemble. Et qu’est-ce qu’on en fait ? Qu’est-ce qu’on crée de ce moment qu’on partage ensemble ? Et bien c’est le résultat de l’impro !
Fabienne Martin-Juchat :
D’accord et tes choix tu les fais comment alors à ce moment-là ?
Anne-Marie Pascoli :
Je vais les faire en fonction de pleins d’évènements, de tous les évènements qui sont présents dans cette pièce. Si à un moment donné Thierry se lève pour me demander où sont les toilettes, je vais m’arrêter dans ma discussion et je vais lui dire où sont les toilettes. C’est-à-dire que je fonctionne en fonction de la chose qui va vers… ce que tous les éléments en présence lui permettent de construire ensemble, dans la mesure où je suis respectueuse de l’ensemble des éléments présents. A partir du moment où je n’écoute pas tels ou tels éléments présents, je ne suis plus dans cette ouverture de l’écoute maximum que nécessite, pour moi, l’improvisation.
Fabienne Martin-Juchat :
Donc pour le coup le fait de dire que je tiens ma ligne artistique en tant que telle, ça ne veut rien dire du tout !
Anne-Marie Pascoli :
Je ne sais pas si Alain a dit ça, ou si c’est toi qui le traduis ainsi. Il a peut-être voulu dire autre chose derrière ce qu’il a dit là ! On rentre dans autre chose, on rentre dans parler sur quelque chose…Ce que j’aime dans l’impro c’est que ce n’est pas un discours sur la chose. C’est la chose qui est en jeu ! C’est la chose qui est en jeu et qui prend forme, qui prend une existence.
Fabienne Martin-Juchat :
Et la chose… j’aime bien ce mot !
Anne-Marie Pascoli :
Oui c’est une chose pour moi c’est La chose !
Fabienne Martin-Juchat :
La chose parce que finalement c’est qu’est-ce qui émerge de l’instant et qui se construit dans l’instant, c’est ça que tu appelles la chose ?
Anne-Marie Pascoli :
C’est ce qui se crée !
Fabienne Martin-Juchat :
C’est ce qui se crée dans l’instant !
Anne-Marie Pascoli :
Je parle de création, vraiment, parce que pour moi une impro, collective ou… dès qu’il y a deux personnes on est dans une impro collective, d’accord ? Après, si on est tout seul, on est aussi dans de l’impro, on peut improviser avec un espace, un objet, un chien… (rires) Tout est possible ! (rires)
Thierry Ménissier :
Mais si je puis me permettre, c’est interagir ou improviser ?
Anne- Marie Pascoli :
Pour moi c’est pareil ! Pour moi c’est exactement la même chose !
Fabienne Martin-Juchat :
Toute interaction pour toi est une improvisation…
Anne-Marie Pascoli :
Oui bien sûr !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui c’est presque une d’éthique de l’interaction parce que tu peux très bien imposer ton cadre dans l’interaction ou ne pas le faire si tu as une approche éthique de l’interaction…
Anne-Marie Pascoli :
Si tu imposes quelque chose tu ne l’improvises pas, tu l’imposes, tu le connais déjà, puis voilà moi (je pense comme ça donc cette chose là je la fais comme ça et c’est comme ça), quel que soit les potentialités du moment, alors qu’on pourrait faire comme ça, comme ça ou comme ça si j’écoute ce qui est jeu, tu vois ? Le propre de l’improvisation c’est ce qui dévie le caractère singulier de la démarche. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne faille pas être têtu. C’est la raison pour laquelle, connaissant très bien Alain, je suis étonnée qu’il ait pu avoir cette réflexion… Ce que je pense possible, au vu de la pratique que j’ai avec lui, qu’il ait pu évoquer à travers ça, c’est que pour ne pas se perdre, ne pas se diluer dans l’environnement…Il s’appuie sur une certaine… je ne sais pas… conscience des choses.
Fabienne Martin-Juchat :
Oui c’est ça, qu’est-ce qui fait en effet, c’était ça… Qu’est ce qui fait que je ne perds pas ? Que je ne me dilue pas ?
Anne-Marie Pascoli :
Oui, l’improvisation recouvre souvent des sens très différents selon celles et ceux qui la pratiquent. Celle qui m’est coutumière, je l’appelle improvisation mais elle m’est certainement très personnelle, aussi. C’est pour moi une pratique qui augmente à la fois mon champ perceptuel et mon état de conscience, tout en aiguisant mes capacités de réflexivité. C’est une forme de présence qui demande un engagement à cent pour cent, intense donc, tout en essayant de cultiver une certaine fluidité et légèreté, bref une attitude plutôt exigeante et pas toujours facile.
Fabienne Martin-Juchat :
Oui tu es engagée, mais normalement le temps de la réflexivité et celui de l’engagement ne sont pas exactement synchrones…
Anne-Marie Pascoli :
C’est ce temps-là qui pour moi, dans l’improvisation et dans la pratique de l’improvisation, se raccourcit de plus en plus. C’est-à-dire qu’on est de plus en plus réflexif sur ce qui est en train de se passer. Et du coup dans une réactivité, une présence de plus en plus adaptée à ce qui est en jeu.
Fabienne Martin-Juchat :
Donc c’est quelque part un état de pleine conscience c’est-à-dire que tu vis pleinement ce qu’il se passe, en même temps que tu le vis totalement, tu es en train de « l’analyser » entre guillemets parce que je ne sais pas…
Anne-Marie Pascoli :
Entre guillemets !
Fabienne Martin-Juchat :
… si le terme d’analyse peut être…
Anne-Marie Pascoli :
C’est ce qui permet de faire des choix !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui voilà !
Anne-Marie Pascoli :
C’est quoi qui nous permet de faire des choix ? C’est bien le fait que…
Fabienne Martin-Juchat :
Ou tu laisses ton inconscient faire tes choix, c’est-à-dire à un moment donné je fais ce mouvement… quand je le fais…
Anne-Marie Pascoli :
Pour moi ce n’est pas de l’impro ça !
Fabienne Martin-Juchat :
Parce que l’improvisation en effet, ça peut être en fait, un état de non-pensée… d’ailleurs certains le revendiquaient dans d’autres entretiens, quelque part une sorte de refus de la pensée.
Anne-Marie Pascoli :
Houlà, attention, je ne vois pas comment un être humain peut ne pas penser. Je veux dire, encore une fois pour moi ça c’est une vision, c’est une vision héritée de notre dichotomie corps/esprit ! (rires)
Fabienne Martin-Juchat :
Oui complètement, tout à fait !
Anne-Marie Pascoli :
Totalement parce qu’à partir du moment où tu n’es pas dans cette dichotomie-là, ce qui se pense, se sent, se ressent, s’agit dans un même mouvement … alors ça peut avoir des temporalités différentes, des puissances momentanées différentes. Parfois c’est l’émotionnel qui va prendre le dessus sur le perceptuel, sur l’analytique, on s’en fout, mais il y a sans arrêt un mouvement comme ça sur la totalité, sur l’ensemble… C’est ce que j’appelle une démarche holistique, un état le plus proche possible de « non séparation », je retrouve ça en ostéopathie… c’est pareil !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui et c’est super que tu fasses le lien avec l’ostéopathie parce que du coup ça me permet de rebondir sur la deuxième question qui était au cœur de l’entretien. Suite aux entretiens, moi j’avais cru avoir construit une certaine conception de l’improvisation qui était en effet un aller-retour permanent en fait entre des niveaux d’informations qui te viennent du champ sensoriel ou divers et variés. Tu as une remontée d’informations et en permanence tu fraies ton chemin. Après il y a l’objectif de soigner, dans l’ostéopathie ou l’objectif de l’éveil, de l’éducation somatique dans l’autre pratiques ce ne sont pas exactement les mêmes objectifs. Elles diffèrent quand même beaucoup. Mais dans toutes on retrouve finalement l’idée que cette notion d’improvisation en tant que processus que j’appelle somatico-cognitif, qui fait le lien entre la pensée et le corps en permanence, est bien adaptée pour expliquer comment par le toucher on se fraie un chemin et qu’on est en même temps en train d’analyser. Il y a un diagnostic, sur la base d’une anamnèse…au point qu’une collègue de Paris que j’ai interviewée pour mon enquête a été excessivement virulente par mail. En me disant : « il est hors de question que vous disiez que ma pratique somatique est de l’improvisation », avec une réaction assez violente en fait !
Anne-Marie Pascoli :
Mais je comprends parce que… pourquoi je comprends. Moi je suis, je comprends en même temps. Parce qu’en fait ça me fait rire, ça m’amuse je trouve… (rires)
Fabienne Martin-Juchat :
Alors peut-être qu’elle s’en tenait à une représentation toute faite sur l’improvisation. J’ai eu un échange avec elle, en lui disant « vous êtes victime d’une représentation de l’improvisation, qui la confond avec le laisser-faire, le n’importe quoi… ». J’ai eu beau essayer de lui dire ce que j’entendais par improvisation, elle n’a pas lâché…
Anne-Marie Pascoli :
Mais parce que pour elle, pour elle peut être, dans son expérience à elle, je n’en sais rien puisque je ne la connais pas, l’improvisation c’est… je vais caricaturer … du grand n’importe quoi, c’est du laisser-faire… Il y a pleins de gens qui pensent cela… d’ailleurs dans le langage courant on dit bien « on va improviser un truc » (rires)… l’air de dire on va faire un truc comme ça un peu à l’arrache. Finalement si c’est de qualité médiocre on s’en fout ! Voilà c’est un peu ça ! Il y a cette connotation-là dans la notion d’improvisation.
Fabienne Martin-Juchat :
Oui et puis je pense que ce qu’elle voulait dire aussi c’est qu’ils ont des jalons très précis !
Anne Marie Pascoli :
Il y a aussi quand on dit qu’on va s’improviser dans telle ou telle fonction… Moi je vais m’improviser chef d’orchestre par exemple. Aucun problème, si c’est clair que c’est une improvisation consciente que je ne suis pas un chef d’orchestre ou que j’improvise le fait de m’improviser chef d’orchestre, vous voyez ce que je veux dire ?
Fabienne Martin-Juchat :
Oui !
Anne-Marie Pascoli :
C’est vraiment un jeu, un jeu positionnel presque. C’est un jeu au sens plein de l’engagement, de la conscience, de la responsabilité. La place de la responsabilité dans l’improvisation ! Ça c’est quelque chose que je trouve extrêmement intéressant. Pour moi la notion de responsabilité, elle n’a pas plus ni moins de poids que la réalité de la présence, de la présence de quelqu’un. Être au plus présent de façon globale, de façon entière, c’est une forme de responsabilité et l’improvisation demande cette présence. Sinon on est dans quelque chose qui…

Fabienne Martin-Juchat :
Et sur la responsabilité, tu peux développer ? Ça renvoie à une question d’éthique, la responsabilité… et c’est un débat qui pose la question de « où est-ce que je peux aller ? » « où est-ce que je vais ? »… dans la relation, quelles limites on doit se donner… par exemple, pour ma part ça fait 7 ans maintenant que je pratique le contact improvisation en essayant des choses et j’ai l’impression que plus j’expérimente, plus je suis précautionneuse parce que je sens les limites de l’autre. Et je me dis que lorsque j’ai débuté, je devais être un gros bourrin qui rentre dans le lard des gens avec qui je pratique… Parce que je fonçais dans le tas d’une manière inconsciente. Et maintenant il y a de plus en plus la perception des zones où l’autre ne veut pas aller et de ce fait je me mets de plus en plus de limites. Plus le temps passe et je me dis éthiquement « Est-ce que j’ose aller là ? » sachant que l’autre émotionnellement, il y a des zones du corps où je sens bien qu’il ne veut pas que j’aille, est-ce que j’y vais alors que je sens bien que son corps ne veut ou ne voudrait pas ? Et je vois bien que dans la danse, tu as des collègues lors des séances d’improvisation qui prennent le corps de l’autre comme si c’était un chiffon et vont outre ses résistances… et maintenant c’est étrange mais 7 ans après je trouve qu’il y a des incivilités dans le contact improvisation (rires), par exemple il y a deux semaines, je danse avec une fille, c’était un bon duo, et deux fois de suite il y a un garçon qui a débarqué, je voyais bien que ça l’emmerdait qu’on était en train de vivre un truc bien, et par deux fois il l’a cassé… auparavant ça je ne l’aurais pas vu !
Anne-Marie Pascoli :
(rires) Tu me fais rire !
Fabienne Martin-Juchat :
Ça te fait rire ! Plus j’avance… c’est paradoxal…Plus…. cette responsabilité…
Anne-Marie Pascoli :
Non ce n’est pas paradoxal ! … au contraire ! Je me rappelle très bien le premier stage de contact impro que j’ai fait avec Julien Hamilton, c’était il y a trente ans. Je revois ce danseur, enfin…ce performeur qui était là et qui en pleine impro fonce sur moi dans l’intention que je le réceptionne pour un porté (nous avions précédemment travaillé les contacts avec élan), j’ai senti tout de suite que ce gars-là n’allait pas me demander mon avis, et que son « intention » n’était nullement modulé par son attention au contexte, mais par son désir de faire « ça » à ce « moment-là ». Et surtout, il était bien plus grand et plus lourd que moi.
J’ai botté en touche comme on dit, me suis décalé sur le côté au moment de son arrivée car tout est allé très vite, et bien sûr, c’est le sol et pas moi qui a réceptionné son élan et son « intention », de façon un peu brutale.
Il n’était pas content et m’a reproché de n’avoir pas « joué le jeu » mais de quel jeu s’agissait-il ?! c’était quoi, le « ça » du jeu à ce moment-là ? ça questionne très fort la prise en compte de l’autre, de l’altérité.
On retrouve ici cette idée de responsabilité, je suis d’abord responsable de moi-même. En improvisation on évoque souvent le « Oui » que l’on se donne à soi-même, comme une attitude d’accueil à ce qui arrive, sans jugement, avec bienveillance. Ce « Oui » est fondamental !! ne serait-ce que pour pouvoir dire « Non », si nécessaire.
Dans la situation décrite précédemment j’aurais probablement pu dire oui à l’élan de ce danseur si je m’étais sentie accueillie dans son désir, si j’avais reçu cette confiance que porte l’attention de l’autre à soi et qui rend possible bien des choses, des « accords de formes » comme j’aime à dire.
Fabienne Martin-Juchat :
(rires)
Fabienne Martin-Juchat :
Donc la responsabilité pour toi si je résume c’est de sentir qu’il y a l’attention préalable…
Anne-Marie Pascoli :
Absolument !
Fabienne Martin-Juchat :
… qui permet que les choses se fassent et donc d’être respectueux finalement de l’autre !
Anne-Marie Pascoli :
Et tu ne peux pas être respectueux de l’autre si tu ne l’es pas déjà de toi même ! c’est un préambule nécessaire…à mon sens ! c’est la première étape, celle d’abord d’être attentif à soi. De la même façon si tu n’es pas respectueux de ce qui est en train de se jouer dans l’improvisation tu peux te mettre en danger, ou mettre en danger l’autre, et vivre des situations déplaisantes voire traumatiques, physiquement, émotionnellement, ce qui peut arriver quand tu improvises avec des personnes que tu ne connais ou/et si tu n’es pas tranquille et pleinement conscient dans ta présence à « l’ici et maintenant ».
Il y a parfois confusion entre « lâcher prise » et « lâcher l’attention », le lâcher prise n’est pas une absence d’attention mais un déplacement de celle-ci, encore une fois c’est au service d’une ouverture de l’espace au jeu, au ressenti, au surprenant parfois, pas au n’importe quoi. On associe souvent l’improvisation à la capacité de « se laisser aller » mais c’est quoi, « se laisser aller » ?!
Fabienne Martin-Juchat :
Est-ce que c’est tout accepter ?
Anne-Marie Pascoli :
Au secours ! ce serait comme sauter dans une piscine sans eau, c’est stupide non ?! (rires).
Fabienne Martin-Juchat :
Oui et puis il y a aussi des espaces où tout le monde n’a pas facilement accès… tu as potentiellement le retour du refoulé en permanence ! Il se joue par moment des trucs…
Anne-Marie Pascoli :
Et dans des endroits où il n’y a pas quelqu’un qui mène la danse… parce que j’aime bien quand même cette idée que quelqu’un crée des chemins, et qu’on peut l’accompagner. C’est ce qu’on appelle des Jam sessions où c’est libre à 100%, tu y es responsable de toi et des autres. Parce que tu es d’abord responsable de toi et ça aussi c’est de l’impro ! Comment tu te places, comment à un moment donné tu communiques… comment tu conjugues… voilà, il est en train de se passer quelque chose, tu disais il y a ce mec-là qui a un petit peu fait foirer le machin… tu peux tenter tout ce que tu veux pour éviter ça…
Fabienne Martin-Juchat :
Ce n’est pas possible !
Anne-Marie Pascoli :
Et puis si à un moment donné ce n’est plus possible, eh bien il faut laisser vivre !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui tout à fait ! C’est passé… c’est intéressant parce que, dans la soirée, ça s’est passé deux fois de suite !
Anne-Marie Pascoli :
Après ce qui est intéressant, c’est aussi… la communication consiste aussi à dire « peut-être il s’est passé ça, voilà est-ce que… ? ».
Thierry Menissier :
Mais moi j’ai une question à ce propos à te poser Fabienne ! En fait, il t’a peut-être fait une proposition, il y a des propositions d’interaction dans n’importe quelle situation de Jam session au contact impro… ce que tu vis comme une intrusion, n’était-ce pas aussi une expression du désir d’être avec vous ?
Fabienne Martin-Juchat :
Oui peut être, peut être…
Thierry Menissier :
Et je suis désolé mais par ta manière de décrire la situation tu réintroduis de l’intentionnalité typique d’un projet. Ton projet c’était de danser à deux, mais voilà l’espace de la Jam ce n’est pas un espace qui est basé là-dessus. Enfin je fais un peu l’avocat du diable !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui non mais tu as raison de faire l’avocat du diable, en tous cas moi je l’ai vécu comme une intrusion territoriale et en fait quelque chose qui a cassé une dynamique qui était là et c’était tellement puissant que ça l’a cassée, je l’ai laissée se casser ! Mais en effet peut-être que c’est mon interprétation et que du coup c’est totalement subjectif ! Ça tu ne peux jamais le savoir !
Anne-Marie Pascoli :
Ah mais non, si on parle d’objectivité, de subjectivité, là, ça devient plus complexe !
Thierry Ménissier :
Quand même, il y a peut-être un élément à relever, c’est la justesse, tu sentais que c’était moins juste ! C’est ça ? Te connaissant un peu, si ça avait été juste comme entrée…
Fabienne Martin-Juchat :
Oui ! Je sens bien… par exemple je sens bien quand il y a des moments où tu es en train de danser avec quelqu’un, et tu es à la fin d’un truc. Tu sens que l’histoire est en train de se terminer. Et tu te dis « tiens l’histoire se termine » et paf à ce moment-là il y a quelqu’un qui arrive qui re-nourrit l’histoire !
Anne-Marie Pascoli :
Parfait ! l’intention est une modulation de l’attention ! c’est une chose puissante, car s’il y a de l’attention, il y a une grande ouverture pour de multiples intentions possibles. C’est comme si la vie, le vivant, tentait souvent de répondre à l’attention portée et donc à l’intention.
Fabienne Martin-Juchat :
Oui d’être juste !
Anne-Marie Pascoli :
C’est-à-dire que si une intention, quand je dis une intention, c’est l’expression du désir d’une personne, ou de deux, ou de trois… est une modulation, une intensification de l’attention, elle va trouver le medium, elle va trouver la forme, elle va trouver le tempo, elle va trouver la façon de se réaliser. Tu vois ?
Fabienne Martin-Juchat :
Oui !
Ann- Marie Pascoli :
Et donc on peut penser qu’elle sera moins vécue comme une intrusion…
Thierry Ménissier :
Oui moins intrusive, moins décalée…
Fabienne Martin-Juchat :
Oui !
Anne-Marie Pascoli :
C’est ça qui fait toute la différence !
Fabienne Martin-Juchat :
Enfin il y a quand même parfois des décalages surprenants. L’autre jour aussi je danse avec une femme et je passe vraiment un bon moment. Elle était très subtile, c’était très fin, très doux c’était parfait ! C’était en milieu de Jam et je me suis dit « tiens enfin je me fais plaisir dans une danse ! » (rires) Je sortais d’une autre danse, très engagée et je me disais « comment je vais faire pour danser avec quelqu’un d’autres ? J’étais comme dans un grand trou en me disant que je n’allais pas y arriver. Alors voilà je me mets à danser avec cette nouvelle partenaire, c’était un moment réellement parfait et … il se passe quelque chose d’étonnant. A un moment donné elle arrête et elle me dit « je suis vraiment désolée, je n’y arrive vraiment pas du tout… Ça ne va pas, je ne suis pas dedans ! Excuse-moi, je vais arrêter ! ». J’ai trouvé ça stupéfiant et génial !
Thierry Ménissier :
Et tu étais défaite ?
Fabienne Martin-Juchat :
Je me suis dit c’est moi qui n’étais pas du tout attentive, comme tu dis. Je me dis que j’étais complètement autiste ! (rires) Je ne me suis même pas rendue compte qu’elle n’était pas dans la relation ! Ça pose de manière spectaculaire la question des degrés de l’attention !
Anne-Marie Pascoli :
Mais tu vois, par exemple tu dis une chose qui à moi me pose question quand tu as évoqué le fait que danser avec quelqu’un d’autre était d’une grande difficulté…Vous parlez d’une expérience de l’improvisation parce que vous parlez d’une Jam session, or pour moi ce n’est qu’une expérience de l’improvisation et il y a plein de façons d’improviser. La Jam que vous pratiquez, pour moi n’est qu’une facette de l’impro. Et ce qui me questionne quand j’entends ça, j’ai presque envie de te dire, mais pendant que tu dansais avec ta première partenaire, quelle perception avais-tu de tout ce qui se passait autour à ce moment-là ? Avais-tu une conscience de ce qui se passait autour, des énergies autour ? Parce que pour moi, dans une improvisation, la question ne se pose pas quand je passe d’un partenaire à un autre. Car si je passe d’un partenaire à l’autre c’est que la situation le permet, appelle à ce passage, le « ça » en jeu a fait que ça a glissé et que je me suis retrouvée à improviser avec Pierre, Paul ou Tartempion, tu vois ? Et que du coup, à partir du moment où je me pose la question « qu’est-ce que je vais faire maintenant ? », c’est que je ne suis pas là ! C’est que je ne suis pas dans l’organicité de ce qui est en train de se passer… puisqu’on parle de danse, c’est que je suis coupée du mouvement global. C’est justement ce qu’avec des amateurs je sollicite en improvisation, qu’on soit 5, 6, 10… C’est qu’il y a une conscience permanente, je reviens à mon histoire de « ça », la conscience de ce qui se passe, de ce qui est en jeu et d’où je suis par rapport à cette globalité-là ! Et plus tu es conscient de ça, plus il y a des niveaux de perception, des niveaux de mouvements, des glissements. Tu peux être et puis tout d’un coup tu peux glisser là-bas. Et puis tout d’un coup tu peux te suspendre et puis n’être plus que récepteur et tout d’un coup tu te rends compte qu’il y a tellement de choses et hop ça t’emmène ! Tu vois ? C’est ça l’impro ! Il n’y a pas de coupure, si je me coupe… et ben voilà, ça peut arriver, je ne dis pas que ça n’arrive pas ! Mais si je suis coupée de la chose alors je fais retour, je me pose, repose, et à nouveau j’observe !
Thierry Ménissier :
Moi j’ai l’impression, mais peut-être parce que j’ai beaucoup moins d’expérience que vous, que les moments de blancs, de flottements qui imposent une sorte de vertige…Bref, « qui suis-je ? », « où vais-je ? », « où dois-je aller ? », toutes ces questions défilent ! Et c’est extrêmement intéressant !
Anne-Marie Pascoli :
On parlait tout à l’heure des interstices, j’adore les interstices. Mais il y a flottements et flottements. Quand Fabienne se demande comment elle va faire pour poursuivre, pour ma part je fais toujours retour, c’est un des trucs de l’improvisation que j’adore aussi. Faire retour. Je reviens à des choses qui se sont dites ou faites avant, parce que c’est ce qui pour moi permet de construire. Je fais retour sur ta phrase, comment je vais faire pour enchainer avec quelqu’un d’autre. Ce n’est ni un blanc, ni un flottement. Si c’est une question déjà tellement fermée, qu’il pourrait presque y avoir une couleur émotionnelle à ça. On peut même y entendre une certaine angoisse.
Fabienne Martin-Juchat :
C’est une réalité en effet !
Anne-Marie Pascoli :
Pour moi les interstices et les périodes de flottement, ce n’est pas pareil. Ce flottement, pour moi c’est un moment où il n’y a rien qui se dessine suffisamment clairement pour prendre la place de l’action…Mais cette zone de flottement là, pour moi, peut-être une zone tranquille. La conscience ce n’est pas de toujours savoir ce que tu fais, où tu mets ton pied, « exactement » etc. C’est encore autre chose, le fait de se couper de ce qui se passe en termes de conscience et tout d’un coup d’y revenir brutalement en disant « waouh il y a tout ça qui s’est passé, je n’ai rien vu, ça fait une minute que je suis dans mon truc. » … Tu parlais tout à l’heure de cette espèce de jouissance qu’il peut y avoir à vivre une séquence dans une certaine intensité. Ce que je trouve intéressant dans l’improvisation c’est comment peut-on vivre cette intensité sans coupure ? Comment peut-on suffisamment être perméable pour avoir en tous les cas une habileté, au sens positif du terme, pour que l’attention dans cette chose hyper forte et prioritaire que tu décides, car c’est bien un choix, elle est prioritaire… mais j’ai conscience que pendant que je suis en train de vivre ça, il se passe quelque chose là, et que tiens, il se passe ça là-bas. Et que peut être, au moment même ce que je suis en train de vivre là on va pouvoir s’appuyer sur ça, ou peut être sur ça, ou peut-être se délocaliser là-bas, parce que ça sert souvent ce que je suis en train de vivre là. Et puis, ce n’est pas parce que ce que je suis en train de vivre un truc très fort, ici, que tout d’un coup le reste du monde n’existe plus. Et ça c’est très fréquent. Le nombre de personnes en impro qui me disent « je n’ai rien vu de ce qui s’est passé pendant tout le temps où j’ai fait mon duo avec machin… » Je leur réponds : « oui c’est bien là le problème ». Car pendant ce temps-là le monde tourne, la vie continue. Et tu ne peux pas après arriver en disant « je vais poser quelque chose mais je vais le faire avec… ». Alors bien évidemment que personne n’est jamais omnipotent, ni omniprésent. On est loin d’être dans la présence optimale qu’on pourrait développer, mais avoir une attention là-dessus déjà c’est un gros travail. Tu as pleins de gens qui refusent ça. Pourquoi, je ne sais pas. D’ailleurs ce serait intéressant ça, un philosophe pourrait nous le dire. C’est fatiguant, peut-être, je ne sais pas.
Fabienne Martin-Juchat :
Pouvoir être très investi, je pense que ce n’est pas une histoire de refus, il y a des personnes qui ne peuvent pas le faire.
Anne-Marie Pascoli :
Ça se travaille, c’est un processus, ce n’est jamais acquis.
Fabienne Martin-Juchat :
Je pense en effet c’est un très gros travail…c’est aussi le cas dans les arts martiaux. Par exemple, en aïkido, saisir la main du partenaire implique un gros travail, c’est même la base…on t’apprend très souvent que quand quelqu’un vient te saisir, tout de suite, toute ton attention se fixe sur ce point. Pendant des années on te dit de prêter attention à ça et aussi à être partout en même temps. Et ça peut prendre des années de réussir à pouvoir mettre ton attention sur ça sans te laisser totalement absorber par le fait que c’est ici qu’on te prend.
Anne-Marie Pascoli :
C’est le cas pour toutes les pratiques somatiques… Quand on parle de pratique (d’éducation) somatique, c’est de corps en présence, vivants et conscients dont on parle, dès le départ. C’est le propre cette « éducation », si différente de la nôtre aujourd’hui. Pour moi c’est presque un prérequis, un postulat de base c’est la raison pour laquelle souvent je vois des improvisations qui pour moi n’en sont pas, c’est juste du défouloir, ce n’est pas la même chose et ça m’ennuie prodigieusement.
Fabienne Martin-Juchat :
Oui si on se lâche dans l’inconscience.
Anne-Marie Pascoli :
Mais pourquoi les gens sont là ? Mais pourquoi pas ? Tout est possible… à partir du moment où tu sais pourquoi. Alain, parfois il me dit : « je vais à la Jam car quand je n’y vais pas je suis tout rouillé après… je me sers des autres pour me masser » C’est génial, il est très clair, il se roule sur les autres, il se frotte.
Mais pour ma part je n’improvise pas pour ça, j’improvise pour la création, pour le fun, pour la surprise. Je regarde les gens, les gens m’intéressent toujours, leur corporéité et leur façon de bouger, de ressentir, m’intéressent, comment ils vont l’un vers l’autre. Ce qui m’intéresse quand je vois des corps en présence, c’est ce que j’appelle « l’en commun », c’est ce qui se crée de la présence de ces personnes-là, ici et maintenant. Je vais m’amuser à regarder là, et là, un fragment, un détail. Mais je m’ennuie assez vite si aucun « en commun » ne se dessine, ne me surprend, me bouscule. Ce que j’appelle « l’en-commun » est une convergence d’imaginaires, d’émotions, de formes, au service d’un tout qui dépasse l’ensemble, il n’y a pas fusion d’identité, il n’y a pas confusion d’identité mais convergence et quelque chose de lisible, quelque part, apparait. C’est ce que j’aime.
Fabienne Martin-Juchat :
Mais du coup quand tu dis que tu aimes cela, ces temps où tu ressens vraiment, il y a ta propre justesse perceptive qui consiste à te dire « là oui en effet il se passe une chose improvisée collective, à deux ou à plusieurs… » ou « là non, j’impose à l’autre » comme ce danseur qui s’était jeté sur toi, etc. Quels sont les moments finalement où tu as cette jouissance de l’improvisation ?
Anne-Marie Pascoli :
A quelle place, quand j’improvise ou quand je regarde ? Parce que ce sont deux places différentes, et les deux m’intéressent. J’aime regarder les gens improviser tout comme j’aime improviser.
Fabienne Martin-Juchat :
Dans la pratique, c’est à quel moment que tu as ce privilège-là ?
Anne-Marie Pascoli :
Là, ça lie deux choses : soit je parle de manière distanciée de ma pratique, avec une certaine… comment dire… (soupirs) politesse et respect des différentes formes d’improvisation, soit je parle vraiment de ma pratique intime, celle qui me fait « vibrer » et en fait il y a peu de gens avec qui je peux improviser dans cette plénitude-là. Voilà, c’est clair. Mais ça n’empêche pas que j’aime improviser avec des gens que je ne connais pas, avec qui je n’ai jamais improvisé, je sais qu’il n’y aura aucun problème si l’attention est là, on se rencontre dans nos diversités, dans nos différences. On se rencontre dans un désir d’attention réciproque. Si c’est en place entre l’autre et moi, il y a aucun problème pour improviser. Même si on n’est pas au même endroit de l’écoute et de l’attention, je peux composer avec parce que je suis adaptable. L’improvisation cultive l’adaptation, l’adaptabilité, mais dans ces moments-là je ne m’amuserais pas nécessairement. Je ne m’amuserais pas dans le sens de la jouissance c’est-à-dire du fait de que d’un coup il va m’arriver des choses…
Fabienne Martin-Juchat :
Tu es surprise !
Anne-Marie Pascoli :
Surprise ce n’est pas forcément le terme, mais oui, je vois naitre quelque chose de neuf, de nouveau, qui à la fois s’appuie sur ce que je sais mais révèle aussi des choses que je ne sais pas. Quelque chose qui m’emmène ailleurs. Ça c’est extraordinaire !
Fabienne Martin-Juchat :
Donne un exemple où on t’a emmené ailleurs !
Anne-Marie Pascoli :
J’en ai plein, chaque fois que j’improvisais dans des créations « in Situ » avec la compagnie, ça se passait tout le temps, on ne savait jamais où ça allait aller. On avait un cadre structurel favorable à l’improvisation. Mais à chaque fois on ignorait où ça allait aller. Et après quand on en parlait entre nous, on disait « waouh alors ça c’était inattendu ». Mais voilà, mais cela se produit avec des gens avec qui on pratique l’improvisation 6 h par jour, 5 jours par semaine, pratiquement 30 jours par mois… et sur des années. Et puis les gens qui peuvent faire ça ont une pratique de l’improvisation quotidienne, affinée, ça crée du langage commun. … c’est comme deux bons musiciens qui maitrisent très bien leur instrument, qui vont se mettre à improviser ensemble, il va en sortir quelque chose, c’est certain, ce n’est pas possible autrement. Par contre tu mets quelqu’un qui a une pratique extrêmement modeste d’un instrument avec un virtuose, je ne dis pas que ce qui va en naître ne sera pas intéressant, ça peut l’être, mais je doute que le virtuose à un moment donné ne soit dans cette jouissance de l’endroit où il en est qui le fait sortir de lui, qui le fait aller plus loin. Il sera dans le plaisir du partage, il sera dans le plaisir de s’adapter, d’accompagner. J’adore danser avec des gens qui sont amateurs, je me régale avec ça, juste ce n’est pas le même plaisir, ce n’est pas le même endroit, ce n’est pas au même endroit que ça se joue que d’improviser avec 2, 3 performeurs aguerris. Il y a tout d’un coup des espèces d’éblouissements qui se passent et qui sont fantastiques.

Fabienne Martin-Juchat :
Et pour toi dans cette pratique, dont on pourrait dire d’une manière volontairement naïve que finalement elle peut être accessible à tout le monde, comment tu qualifierais les blocages et les résistances qui empêchent, comme on le disait tout à l’heure, des gens qui ne parviendront jamais à s’ouvrir… Quels sont à ton avis les résistances, les blocages qui font que ce n’est pas possible ?
Tu as été pédagogue donc tu as bien vu des danseurs et tu as observé des gens pour lesquels tu n’as pas réussi à les amener….
Anne- Marie Pascoli :
Je vais donner des exemples. En ce moment je travaille avec des amateurs, avec une douzaine d’amateurs. Ce sont des gens qui ont une technique du mouvement dansé vraiment sommaire. On ne peut pas dire que ce sont des bons danseurs, dans le sens habituel du terme. C’est-à-dire pas avec un vocabulaire gestuel important, par contre ce sont des gens qui ont une présence… alors, quand ils sont là, ils le sont avec toute l’entièreté de leur être et effectivement on partage tout un travail sur l’écoute, sur comment être en interaction dans un espace avec l’autre, qu’est-ce qu’on met en jeu, la notion de respect de soi et de respect de l’autre et puis du jeu, du jeu au sens ludique, J-E-U c’est jouer. Une chose qui faut quand même préciser c’est que l’improvisation c’est du jeu. On est là pour jouer non ? Enfin il me semble.
On crée quelque chose dans l’aspect ludique de la chose donc pour jouer il faut avoir une certaine liberté intérieure, à la fois psychique, émotionnelle, intellectuelle et corporelle. Il ne s’agit pas forcément d’être virtuose mais d’être libre dans ce qui te constitue et dans le jeu de ce qui te constitue. C’est-à-dire plus tu es libre, avec quelques éléments tu peux quand même faire énormément de choses. Ce qui va bloquer c’est le manque de liberté. C’est ce manque de liberté-là, par manque de conscience, moi je crois profondément à la conscience. Je reviens sans arrêt sur ce mot-là, je n’en ai pas trouvé d’autres pour l’instant. Pour moi c’est de l’ordre de la conscience. Conscience au sens plein du terme, kinesthésique, consciences au pluriel d’ailleurs. Pour soi, pour l’autre… l’instant T de tes émotions, de ton ressenti, la perception kinesthésique affiliée de plus en plus à celle de l’autre, des autres, de l’énergie qui est en train de se dégager dans le groupe, de la direction où vont les choses, de ton état à toi par rapport à ça, du choix que tu opères en te mettant là, là ou pas là, de ce qui t’amuses, de ce qui ne t’amuses pas, de la générosité que tu vas donner ou pas pour que les choses changent. C’est-à-dire comment je m’investis dans la chose ? Qu’est-ce que je donne de ma personne pour que ça recommence quand j’ai tout essayé. Et ça c’est une forme de générosité, la générosité ce n’est pas de l’altruisme au sens premier du terme mais c’est, voilà, je donne, je donne de ma personne tant que je peux donner jusqu’à ce que je sente que j’ai tout donné et puis rien ne bouge, rien ne change, rien ne va dans le sens qui me fait retour en termes de plaisir à quel qu’endroit que ce soit. A ce moment-là je lâche prise. Tu vois ? Et s’il y a lâcher-prise, l’improvisation est là. Alors que dans la création, dans l’écriture, ce n’est pas pareil. Là tu ne lâches pas prise, tu continues à chercher, tu remets l’ouvrage sur le tapis le lendemain et tu te mets dans l’improvisation puisque c’est le propre de l’improvisation c’est que ça se passe ici et maintenant et pas demain, ni hier. Et donc tu lâches prise à ce moment-là parce que ça ne dépend pas que de toi. Et puis de toutes façons il n’y a jamais grand-chose qui dépend que de soi-même, je crois. On n’est que de l’entre.
Fabienne Martin-Juchat :
Je me rappelle une discussion avec Isabelle Uski qui disait « je déroule le fil sensoriel, où je m’appuie vraiment sur la chair, je suis vraiment dans la physicalité du corps de l’autre ou sa texture et je déroule le fil émotionnel, je suis dans telle émotion… sérieux, triste, joyeux, ludique… je déroule le fil imaginaire narratif, je raconte une histoire par le biais de… ». Est-ce que ses propos te parlent à propos de la conscience ? En disant « je prends l’autre comme une matière corporelle et ma conscience consiste à être proche de son squelette, de sa chair ou je place ma conscience autrement et je me connecte plutôt à son état émotionnel » … ?
Anne-Marie Pascoli :
Oui, le fil sensoriel, premier, essentiel…pour le dire autrement …c’est comme un instrument de musique, avec un violoncelle par exemple tu vas frotter deux ou trois cordes en même temps, et sur les trois en fonction de l’archet, il y a une corde qui va résonner plus fort que l’autre. Même si dans ton harmonique, tu vas avoir les trois notes, il y en a une qui va résonner plus fort que l’autre parce que l’appui de l’archet à ce moment-là est plutôt sur l’une des trois cordes. Pour moi il y a toujours toutes les cordes en même temps. C’est-à-dire que je n’arrive pas à couper l’émotionnel du reste… tout se décline en même temps. C’est parce que je suis triste en ce moment que ce que la chair génère cette émotion-là de toutes façons et que la narration qui va en découler, la couleur de ce qui se raconte et de ce qui va être perçu à l’extérieur va être lié à ça. De toutes façons c’est indissociable. Par contre, sur quoi tu t’appuies en priorité pour avancer, pour développer ou dérouler le fil ça oui ! Tu peux effectivement t’appuyer un peu plus ici ou un peu plus là mais pour moi dans la conscience tu es toujours dans la conscience des 3 corps. En l’occurrence des 3 que tu évoques là : l’émotion, la matière du corps et l’imaginaire de la narration de ce qui se dit. Et d’abord la narration de ce qui se dit à l’intérieur de toi, c’est éventuellement le sous-texte que tu peux avoir sur le moment mais par rapport à l’extérieur aussi éventuellement. Car ça peut être intéressant à confronter avec le regard extérieur, par exemple lorsque j’ai vécu quelque chose de façon très triste, est-ce que de l’extérieur c’était si triste que ça ? Parfois il y a une grande différence et ça me fascine aussi, ça c’est quelque chose qui me plait beaucoup. (rire) C’est le vécu intérieur et ce que ça raconte à l’extérieur. Quand il y a adéquation, c’est assez géant parce qu’il y a une espèce de vibration qui se passe à tous niveaux entre émetteur et récepteur. C’est une façon d’être actif au niveau de la réception mais par contre dans les faits ça ne peut pas se dissocier, ce n’est pas dissociable. Par contre en termes d’appuis oui, de conscience où je m’appuie de façon privilégiée, ça oui ! Et c’est ce qui fait d’ailleurs que tu n’es pas trop perdue, c’est aussi une façon de se reposer sur les choses, s’appuyer plus sur une chose ou sur l’autre. Et puis de prendre ce temps de flottement, comme tu disais tout à l’heure, c’est-à-dire qu’en s’appuyant sur une corde ou sur l’autre, tu peux flotter un peu dans cet appui. Et se dire « tiens voilà je vais soit changer de corde, soit pas, soit rester sur celle-ci ». C’est des moments où il y a l’espace du choix ! L’espace de flottement c’est l’espace du choix, je trouve. Si ça ne flotte pas, il n’y a pas de choix, tu es immobile dans un truc.
Si tu flottes il y a le choix mais si tu flottes trop, tu n’as plus le choix. Tu t’es coupé des fils sur lesquels tu peux tisser ton choix J’ai toujours l’impression qu’une improvisation c’est une grande toile d’araignée avec des fils horizontaux, verticaux. Ce n’est une image mais c’est la mienne. Et je suis comme un truc au milieu, là et ça va vibrer, tu vois il y a un corps qui vibre là-bas ça fait une espèce de vibration. Moi ça m’arrive comme pour une araignée, sur telle patte ou sur l’autre… c’est une image qui peut faire très peur… mais une araignée c’est extraordinaire, cette perception à distance qu’elle a… et un fil d’araignée dans le vent ça se balade, ça se pose n’importe où… et ça retisse sa toile et ainsi de suite donc c’est un peu ça, pour moi une improvisation c’est une grande toile.
Thierry Ménissier :
Malgré cette très grande maturité que tu as dans l’approche de la richesse, de la complexité des improvisations, tu maintiens la notion de choix ?
Anne-Marie Pascoli :
Alors après qu’est-ce qu’on met derrière la notion de choix ? C’est ça qui m’intéresse mais là c’est un débat philosophique j’ai envie de dire. Je maintiens cette notion avec toutes les nuances que je vais lui ajouter. Pour moi le choix est parfois extrêmement contraint, extrêmement directionnel et pas nécessairement lié à mon identité ou à ma personne. Mais je choisis de dire oui à ça ou non. Tu vois ?
Thierry Ménissier :
Dans ces cas-là, tu dirais que tu adhères ?
Anne-Marie Pascoli :
Oui c’est ça un choix, à un moment donné moi c’est juste de décider si je dis oui ou non. Et j’accepte la responsabilité du oui ou celle du non.
Thierry Ménissier :
Une adhésion comme une adhérence, c’est ça ?
Anne-Marie Pascoli :
C’est ça mais peut être… je peux par exemple dire oui au fait de dire non. Tu vois ?
Thierry Ménissier :
Non je ne vois pas du tout.
Anne-Marie Pascoli :
Dire non pour moi va par exemple d’abord passer par le fait de dire oui en improvisation. C’est-à-dire qu’il se passe quelque chose dans l’impro, d’abord je dis oui à tout ce qu’il se passe, parce que si je ne dis pas oui, je me ferme à quelque chose. Mais dans ce quelque chose qui m’arrive, à un moment donné il va falloir que je me posture, que je prenne forme, voilà. Et je peux ne pas avoir, je peux avoir envie de dire non à quelqu’un. J’ai le choix de m’extraire de quelque chose qui va m’imposer quelque chose, qui ne rentre pas, à ce moment-là, dans mes capacités. Le gars qui voulait me sauter dessus dans l’impro, j’étais incapable de le réceptionner. Peut-être que si j’avais pesé 20 kilos de plus je me serais dit « tiens je vais quand même l’attendre et puis hop, il va arriver, hop je vais l’envoyer là ». Sauf que je sais que j’en suis incapable et que ce gars-là était beaucoup plus lourd que moi donc j’ai dit non mais après avoir dit oui. « Oui » je l’ai vu arriver, « oui » son intention de venir sur moi est très claire, il veut sauter, moi je dis « non » à la suite de cette affaire-là.
Thierry Ménissier :
D’accord !
Anne-Marie Pascoli :
Mais je n’ai dit oui, je n’ai dit non que parce que j’ai dit oui. Imagine deux secondes que, je ne sais pas moi, je dansais avec quelqu’un d’autre, je vois ce gars-là et ne m’attache pas à son intention. Parce que son intention, il y avait un focus. Je ne dis pas oui à son intention, je fais comme si je l’ai vu mais je passe. Moi je continue mon histoire, il arrive il me prend de côté et hop ça y est, là j’ai reçu quelqu’un sur le coin de la gueule, sans avoir dit ou à son arrivée tu vois ? Donc c’est un non, mais c’est un non qui quelque part m’amène dans un endroit qui n’est pas bon ! C’est pour ça que dans l’impro le oui est prédominant.
Thierry Ménissier :
C’est un oui de principe !
Anne-Marie Pascoli :
Oui c’est ça ! En tous les cas de posture, de départ mais qui n’empêche pas le non. Et là il y a l’espace du choix, il y a quand même l’espace du choix parce que ça voudrait dire quoi, pas le choix ?
Thierry Ménissier :
Le clivage n’est pas pour moi entre non choix et choix. C’est plutôt que la catégorie de choix implique des choses très variées finalement.
Anne-Marie Pascoli :
C’est ça, exactement !
Thierry Ménissier :
C’est une catégorie commode mais assez fausse, c’est fallacieux ce qu’on appelle simplement un choix ! Parce que si on a une approche plus fine on va trouver des choses beaucoup plus riches à dire. C’est pour cela que je te questionnais sur la notion de choix.
Fabienne Martin-Juchat :
Tu dis qu’avec ces nuances on déploierait comme univers plus riche ? En tous cas c’est vrai qu’au moment où l’on fait un choix, de toutes manières on sait souvent a posteriori ce qui nous a conduit à faire tel choix… Ce qui est assez fascinant avec la notion de choix c’est que tu peux avoir l’impression sur l’instant d’avoir été juste dans ton choix et puis a posteriori tu te dis mais en fait qui s’exprimait dans ce choix-là ?…choix qui finalement n’était peut-être pas le plus juste a posteriori mais pourtant au moment où tu l’as fait c’est ce choix-là qui te semblait le plus juste. Alors tu te poses la question « mais qui à ce moment-là fait ce choix-là quoi ? Quelle partie de moi ? ». Mais d’ailleurs c’est quelque chose qui est mystérieux parce que même par exemple dans ma petite expérience de l’improvisation, je suis toujours troublée, fascinée de savoir jamais comment mon corps va être disponible ou non. C’est-à-dire que je suis toujours surprise de ma propre corporéité. Un soir tu te dis « je suis plutôt en forme, disponible etc. » puis tu te rends compte que tu te retrouves fermée comme une huitre. Puis des soirs tu arrives en disant « je suis vraiment fatiguée, sans aucune disponibilité ». Et puis à un moment ça s’ouvre…
Anne-Marie Pascoli :
C’est pour ça que quand tu parles de choix, il me semble que c’est une espèce de choix qui s’exprime par rapport à une convergence, à une complexité du moment et de ton état.
Fabienne Martin-Juchat :
Voilà c’est ça : un choix juste du moment.
Anne-Marie Pascoli :
C’est un choix… mais ce n’est pas un choix absolu, ça ne peut pas être un choix absolu parce que ça veut dire quoi un choix absolu ? Je n’en sais rien… Mais par contre, il répond toujours à ce qu’on a évoqué tout à l’heure sur les nécessités, sur les raisons pour lesquelles tu es quand même là. Tu n’es pas là pour te faire du mal, tu n’es pas là pour faire du mal. Je crois qu’il y a des choix ouvrants et d’autre pas…
Après c’est sûr qu’on peut décliner toutes les questions, pourquoi j’ai choisi ça plutôt que ça ? Mais est-ce seulement intéressant ? Je ne sais pas ! Peut être
Fabienne Martin-Juchat :
C’est intéressant quand tu peux analyser a postériori ce qui t’a amené à faire tel choix. Et tu comprends après qu’elle était la partie de toi qui choisissait.
Anne-Marie Pascoli :
Oui et quand on fait des analyses d’improvisation, avec les improvisateurs avec lesquels je travaille, on analyse, on débriefe systématiquement une impro, systématiquement. Souvent on les filme, même si on ne les regarde pas souvent. On débriefe d’abord et éventuellement on les regarde, vraiment éventuellement si on a quelque chose à aller regarder parce que souvent il y a un œil extérieur c’est-à-dire qu’on tourne, très souvent il y a quelqu’un dehors. Pour moi c’est très important la personne qui regarde. Et c’est là où c’est presque la partie la plus intéressante pour moi et de ce qui va permettre ensuite de faire appui pour les autres impros qu’on va avoir. Parce que tu apprends pleins de choses, et d’abord sur ton mode de fonctionnement, parce qu’on a tous des modes de fonctionnement, on a tous des endroits, on a des habitus. Moi j’aime bien les habitus, ce sont les endroits où on habite donc il faut en prendre soin, mais les habitus il faut aussi que les portes et les fenêtres soient ouvertes et que tu puisses passer d’une porte à l’autre… je prends toujours l’image de l’improvisation comme une grande maison de préférence dans l’eau c’est-à-dire dans l’océan. Ce n’est pas aérien, c’est fluidique et il y a de l’eau qui rentre par toutes les portes, par toutes les fenêtres et tu te déplaces en fonction… tu es cette eau. C’est une tout autre image que celle de l’araignée aérienne.
Souvent on se rend compte… on se pose la question… à ce moment-là il s’est passé ça, il s’est passé ça dans l’impro avec un œil extérieur qui corrobore ou pas, qui va dire « ah vous pensez ça ? Moi j’ai plutôt vu ça ! » Alors des fois si on n’est pas d’accord on regarde la vidéo parce qu’on se dit « qu’est-ce qu’il s’est passé et d’où ça vient ? » C’est vraiment très intéressant « où est-ce que ça a commencé ? ». Parce que souvent nous on voit la chose là mais elle a commencé bien avant parce qu’il s’est passé telle position, ou telle… On décrypte ça, énormément. Et souvent, les trois quarts du temps, les choix ont été fait avec les éléments conscients. Et ce qui a manqué peut-être, en tous les cas, à la possibilité d’autres choix, encore une fois, c’est la conscience d’un ou de deux éléments. Tout simplement.
Thierry Ménissier :
J’ai vécu le même genre de choses en rugby en filmant des scènes de jeu avec des jeunes puis en les débriefant. Et en fait je me suis rendu compte que parmi eux même les très bons joueurs n’étaient pas du tout conscients de la raison pour laquelle, collectivement, l’action qui s’était avérée magnifique avait réussie. Parce que dans la conscience qu’ils avaient du mouvement collectif, ils se trouvaient en-deçà de leur apport dans le jeu global. J’ai constaté qu’ils étaient relativement incapables de sentir rétrospectivement quand ce mouvement avait commencé alors que c’était pourtant leur geste initial qui avait, jusqu’à 10 temps de jeu auparavant, déclenché ce qui avait abouti à l’action victorieuse. A un moment, un espace s’était ouvert qui avait amoindri la défense des adversaires…Le plus intéressant dans cette situation c’est le petit pas qui a tout déséquilibré avant que l’action parte de ce côté-là ou d’un autre… J’interpréterais volontiers cela en soutenant qu’il n’existe pas de micros décisions, de décisions uniques à proprement parler, mais des relations qui se créent et c’est ce qui fait qu’on joue ensemble.
Et la métaphore qui me vient que c’est une sorte de pâte, tu parles de fluide pour ma part je dirai une pâte avec une consistance à chaque fois différente, tout en reconnaissant que cette consistance est quand même fonction de notre attention.
Anne-Marie Pascoli :
Tu parles d’analyse, tu l’as bien vu, toi, cet endroit où ça a commencé ?
Thierry Ménissier :
Oui, il me semble, mais c’est une interprétation rétrospective… Parce qu’en fin de compte les joueurs sont toujours les acteurs du jeu, quand même magiquement responsables de ce qu’ils ont fait !
Anne-Marie Pascoli :
Certes, mais… pour moi il y a les deux en même temps, c’est-à-dire qu’il y a quand tu es dans le jeu…
Thierry Ménissier :
Mais moi, en tant qu’éducateur de ces jeunes joueur, je ne suis pas dans la situation d’un chorégraphe. L’éducateur ne crée rien, c’est à eux de créer !
Anne-Marie Pascoli :
Quand tu es dans le jeu, tu ne te poses plus la question, parce que c’est tellement intégré, tellement engrené, que ça se fait, ça se vit ! Par contre, à l’extérieur, une fois que tu t’es distancié de ce qui s’est passé et que tu l’analyses, que tu as l’œil soit de quelqu’un qui l’a regardé de l’extérieur et qui dit « attention c’est là » ou que tu le décortiques temporellement avec une image qui va montrer certains mouvements de groupe où tout d’un coup tout le monde va se retrouver dans une espèce de spirale… on se dit comment l’idée de la spirale est née… Parce que quand tout le monde se retrouve dans une spirale ce n’est pas une personne qui l’a décidée cette spirale. Mais l’idée de la chose est née à un moment donné et c’est de ça que je suis convaincue parce que c’est toujours comme ça que ça se passe. Et moi je trouve extraordinaire, juste d’aller voir parfois comment ça se passe. Cela ne signifie nullement qu’une personne particulière va pouvoir générer ça…
Thierry Ménissier :
Oui c’est compliqué ce point-là, en termes de leadership par exemple ! Parce que j’ai constaté que quand tu dis « là vous les avez emmenés dans des moments de spirales », ok alors on regarde la vidéo on voit la spirale, puis « juste après, à un autre moment, vous avez fait du mouvement saccadé, plus machinalement, beaucoup plus rectiligne ». Et tu t’aperçois que celui qui a commencé le mouvement il dit « mais non ce n’est pas moi qui ai commencé, c’est l’autre ».
Anne-Marie Pascoli :
Bien sûr !
Thierry Ménissier :
« Regarde mieux, c’est bien toi qui a commencé ce type d’actions qui a engendré une phase particulière du jeu ». Et il ne l’a pas perçu parce que s’il est bien acteur, il n’est pas auteur, c’est très étrange comme situation.
Anne-Marie Pascoli :
Parce que ça se passe dans cet endroit que j’appelle « l’entre ». C’est-à-dire que ce n’est ni…
Fabienne Martin-Juchat :
Ni l’un, ni l’autre. C’est la relation.
Anne-Marie Pascoli :
Ce n’est pas parce qu’il y a eu deux polarités que dans cet espace de « l’entre » la chose elle a pu commencer à s’articuler. Et si les deux sont tellement en présence, « l’entre » est tellement dense, tu vois ce que je veux dire ? Ils vont pouvoir s’articuler autour de cet « entre ». S’il y a en a un des deux qui n’est pas au même endroit, ça va se perdre. Et c’est pour ça qu’en impro il se perd autant de choses, commencent à naître et qui ne se développent pas.
Fabienne Martin-Juchat :
Oui c’est vrai, le commencement n’est jamais une personne particulière !
Anne-Marie Pascoli :
Ce n’est jamais une personne. C’est un « entre ». C’est pour ça que je te parle du point de la naissance que personnellement j’adore. Je vais prendre une image qui peut paraître bizarre ou déplacée, mais entre un ovule et un spermatozoïde, on ne se pose pas la question… qu’est-ce qui fait que c’est celui-là qui va rentrer ? … Tu vois, il y a un terrain, une vibration, il y a… c’est ça la création, on parle de création, mais à un moment donné ça se passe bien dans cet « entre » là qui fait que quelque chose est en train de naitre. Oui voilà, je suis fascinée par « l’entre ».
Les choses entrent en relation, tu vois ? Et quand ça se passe au niveau intellectuel et puis qu’on sent qu’on tient un fil commun et qu’il peut faire de l’en-commun même si on vient d’endroits très différents où on débobine des choses qui sont vraiment très différentes, avec des pratiques vraiment différentes. Il y a tout de même des endroits de résonance.
Fabienne Martin-Juchat :
C’est une rencontre interculturelle.
Anne-Marie Pascoli :
Et je crois que l’improvisation, peut-être, je dis bien peut-être, est cet endroit où on peut se rencontrer. Cet endroit qui peut être fait le plus abstraction des formes mais qui est celui de la résonance et quelle que soit la forme à laquelle tu arrives, si tu es dans cette ouverture à « l’entre », tu peux résonner. Voilà. Et la résonance va faire le chemin de la rencontre. S’il n’y a pas cette résonance, il n’y a pas de rencontre. Chacun reste dans sa forme et il y peut y avoir une coexistence de formes, oui pourquoi pas et c’est ce qui se passe souvent. Ce n’est pas intéressant mais il n’y a pas cette vibration, tout d’un coup cette résonance qui se met à fonctionner, tu vois ? C’est pour ça qu’ils sont un peu magiques ces moments-là, ce sont toujours un peu des moments de grâce.
Thierry Ménissier :
Une des questions qui revient sans cesse pour nous, c’est celle de la possibilité d’un transfert, de la transférabilité de l’expérience esthétique avec cette acuité justement qu’il y a là à propos de l’improvisation. Disons que cela indique l’existence d’une sorte de matrice de l’intelligence en mouvement. Est-ce que tu crois que ce que tu expérimentes s’applique à la réalité extra-artistique ?
Anne-Marie Pascoli :
J’en suis intimement convaincue. Moi j’ai tout appris de ça. J’ai tout appris de la relation à l’autre, j’ai tout appris de l’altérité, j’ai tout appris de la vie en commun à travers ça. Personnellement je me suis construite comme ça. J’étais très mal, très peu douée pour ça à la base, ça c’est des histoires personnelles, moi je viens d’une histoire complexe. L’autre c’était un peu comme…
Fabienne Martin-Juchat :
L’étranger !
Anne-Marie Pascoli :
Quel est cet auteur qui a dit le diable c’est l’autre ?
Thierry Menissier :
L’enfer c’est les autres ? Sartre !
Anne-Marie Pascoli :
Hé bien, moi, j’étais bien construite comme ça jusqu’à me rendre compte qu’avec cette pratique, parce que je l’ai pratiqué des jours et des mois et des années, comme façon d ‘être avec les autres. Dans l’enceinte du studio…. C’était la seule façon potentielle de me construire.

Thierry Ménissier :
C’était thérapeutique ?
Anne-Marie Pascoli :
C’était… alors thérapeutique je ne sais pas si c’est le terme. Je ne crois pas, parce que pour ça j’ai fait une analyse.
Thierry Ménissier :
D’accord, alors c’était plutôt…constructif ?
Anne-Marie Pascoli :
Non c’était évolutif ! C’était l’idée que la seule façon de changer, pour moi passait par ça. Changer. Or si je ne change pas, je ne vis pas. Puisque tout change en permanence.
Et puis surtout, ce que j’ai trouvé passionnant, c’est que les danseurs je leur dit tout le temps « on n’est pas aux mêmes endroits mais ensemble on est en train de se faire ». On est en train de se faire, de se fabriquer, de se faire et ça va nous amener à des endroits qu’on ne connait pas. Et c’est clair que les danseurs avec lesquels j’ai travaillé, trois sont devenus chorégraphes, un devenu yogi, l’autre est devenu chanteur d’opéra de haute-contre alors qu’au départ ils étaient tous danseurs. C’est-à-dire que quelque part ils sont tous advenus à ce qu’ils étaient. C’est quand même fort d’advenir à qui on est. Je suis devenu ostéopathe, thérapeute, je suis toujours chorégraphe, mais aujourd’hui, je suis thérapeute. Réellement, tu vois ? Et pleinement, ce n’est pas une reconversion au hasard, je n’aurais jamais pu être aujourd’hui ce que je suis dans le rapport aux soins si je n’avais pas vécu tout ça ! C’est impossible ! J’étais bien trop ignorante, je ne dirais pas naïve. J’ai bien aimé ton mot initial de la naïveté, moi j’aime la naïveté. Parce que c’est l’enfance quelque part en soi qui est restée mais la naïveté ne fait pas l’impasse de la connaissance. Pour moi en tous les cas. Mais par contre l’ignorance c’est le lit de pleins de choses, de la peur, de la bêtise enfin de la peur surtout… et de l’immobilisme et pour ma part j’essaye de lutter contre les ignorances, contre mon ignorance en permanence. C’est la seule façon de continuer à vivre sinon… voilà tant que je peux, tant que j’ai deux neurones qui s’activent ! Et mais après l’improvisation ce n’est pas la panacée, à un moment donné ça peut correspondre à ce que tu cherches, et à un autre c’est autre chose. Moi, j’apprends aujourd’hui plus des mains que je pose sur les corps, que de l’improvisation !
Fabienne Martin-Juchat :
Sachant que tu dis que c’est de l’improvisation aussi…
Anne-Marie Pascoli :
Oui mais c’est à un autre endroit que ça se situe…
Fabienne Martin-Juchat :
Oui parce que ce n’est pas non plus…
Anne-Marie Pascoli :
Et puis on n’est plus dans cette altérité-là !
Fabienne Martin-Juchat :
En tous cas…. comment dire ? S’il y a une improvisation avec le corps d’autrui, la présence de l’autre en termes de conscience n’est pas exactement la même.
Anne-Marie Pascoli :
Ce n’est pas la même !
Fabienne Martin-Juchat :
Que dans une interaction dansée, l’autre est debout avec toi, dans la pratique de l’ostéopathie, il est sur la table, il ne bouge pas, il se laisse faire !
Anne-Marie Pascoli :
Non !
Fabienne Martin-Juchat :
Enfin il se laisse faire… il y a un niveau de conscience qui n’est quand même pas le même ! Il n’est pas autant conscient !
Anne-Marie Pascoli :
Pour ma part, je le sollicite énormément !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui mais bon… mais en tous cas le niveau de conscience, il y a un décalage quand même !
Anne-Marie Pascoli :
Je n’en suis pas sûre ! Je ne suis pas sûre mais ça c’est un autre propos. Ce que je trouve génial c’est à un moment donné quand je pose mes mains sur un patient, ce n’est pas moi Anne-Marie Pascoli qui pose les mains sur un patient, c’est tout ce qui me constitue cellulairement parlant, qui pose les mains sur tout ce qui constitue cellulairement parlant la personne que je touche et ça se fait tout seul !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui c’est toi qui l’affirmes, mais est-ce que la personne qui est couchée a cette conscience ?
Anne-Marie Pascoli :
Mais à ce stade-là ce n’est plus vraiment important. Ça peut aider mais ce n’est pas fondamental !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui voilà ! C’est ça ! Exactement ! Tu disais tout à l’heure que tu pouvais improviser avec un chien alors que le niveau de conscience du chien n’est pas exactement le même.
Anne-Marie Pascoli :
Oui mais parce qu’improviser c’est quoi ? C’est faire avec ce qui est ! Mais les objectifs ne sont clairement pas les mêmes. Si tu improvises pour faire un moment artistique à donner à voir, ce n’est pas pareil que si tu improvises avec le vent qui souffle dans les feuilles, sur le trottoir quand tu sors de chez toi.
Mais c’est aussi de l’impro ! Enfin tu vois après tout dépend où on place les choses. C’est pour ça qu’il n’y a pas de curseur de valeur, l’important c’est de savoir quels sont les objectifs. Si tant est qu’il y en ait. C’est pour ça que pour moi quand on dit qu’il y a des impros où on se moque du spectateur, par exemple c’est que le spectateur il n’est pas convié à cette affaire. S’il est convié, on ne s’en moque pas ! C’est tout ! Ça s’arrête là ! Mais on peut s’en moquer, s’il n’est pas là, comme on se moque de ce qui n’est pas là puisque ça n’est pas là ! Mais dès que quelque chose est là, il est là ! C’est pour ça que l’impro, sortie de son contexte d’improvisation dansée, c’est un terrain extraordinaire de questionnement de l’être ensemble ! Et puis aussi de… (silence) de ce que ça nécessite… de…. J’allais dire d’humanité pour arriver à créer de l’en-commun viable, vivable. Car on peut aussi être dans un en-commun de barbarie pure et totale.