Alain Lafuente : « Plus de distance entre l’impulsion intérieure et l’action. Ça implique un lâcher prise. C’est là où « ça joue ». »
Jérémy Damian : « Ce n’est pas nous qui improvisons, mais c’est un milieu qui est en train de s’improviser. »
L’improvisation : Comment j’ai osé ?
Alain Lafuente :
La question que tu poses : Comment est-ce que j’ai commencé à improviser ?
Jérémy Damian :
Oui !
Alain Lafuente :
D’une façon assez particulière, pas banale : je faisais mes études de percussion au conservatoire et la classe d’art dramatique avait besoin de musique, de musiciens pour monter leurs pièces. J’ai donc commencé à improviser avec eux pour composer de la musique de scène. Quand on travaille pour le théâtre, de la manière en tout cas dont j’ai voulu travailler, j’ai toujours souhaité que la musique soit adaptable. Ce qui m’intéressait, c’est l’interaction qui pouvait se créer avec les comédiens. J’essayais de trouver une musique qui puisse avoir une certaine souplesse pour s’adapter au jeu du comédien : très facilement sur une réplique, on peut prendre une seconde, deux secondes en plus ou en moins, c’est tout à fait normal dans un jeu vivant de comédien. Simplement deux secondes, trois secondes, voire une minute sur une scène entière, pour un musicien, ce laps de temps est énorme, c’est beaucoup plus ou beaucoup moins de musique ! Si bien que j’ai improvisé avec une matière musicale, un tempo, des instruments, déterminés, mais que je pouvais moduler en fonction du jeu du comédien, et ainsi interagir librement avec lui. C’est vraiment quelque chose qui m’intéressait, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai fait de la musique, c’est vraiment pour, comment dire, explorer un effet quasi physiologique que pourrait avoir la musique sur les gens. Surtout les percussions avec leurs vibrations parfois considérables, quand on fait un son, ça provoque un effet physique important, il y a la vibration du corps sonore, il y a l’air qui vibre, le corps qui vibre, puis les tympans, la boite crânienne, les os qui vibrent, et enfin cette vibration est transformée en signal transmis au cerveau, et là nait ce que nous appelons « son », bref il se passe des choses !
Quand on a la chance de tomber sur des comédiens sensibles, et que tu lances quelque chose, ils s’en saisissent, jouent avec et tu joues avec ce qu’ils jouent… alors un vrai dialogue commence à s’instaurer, chose que j’ai retrouvée après avec la danse : on est dans un rapport de dialogue, comme on est en train de faire en ce moment, dans un rapport d’improvisation.
C’est par là que je suis rentré dans l’improvisation : pas par le jazz. Quand on a les grilles d’accord, on a un schéma dans lequel on va improviser. Suivant ce que le soliste va faire, on va jouer des choses différentes pour l’accompagner, le booster, lui répondre. Mais on est dans un cadre déterminé par une grille, une succession d’accords, sauf dans le free jazz où on se lance entre musiciens dans une improvisation totale. Je l’ai peu pratiqué. J’ai ensuite continué la même chose avec des danseurs, improviser des phrases, des morceaux avec une direction, une ambiance, une durée approximative fixées mais avec une grande liberté d’improvisation dans la succession des sons, des notes. J’ai un souvenir d’avoir progressé dans cette forme d’improvisation lors d’un stage avec un comédien de Peter Brook, Mamadou Dioume. Je faisais partie d’une compagnie grenobloise et nous avons beaucoup travaillé avec lui, jusqu’à créer « Que la terre vous soit légère » à l’Hexagone de Meylan. Nous avons aussi organisé une série de stages avec lui : la journée il montait des scènes, il les faisait travailler avec les comédiens et le soir présentation générale devant les autres. Moi, j’arrivais seulement le soir, je posais mes instruments et les comédiens déroulaient leurs scènes…parfois je ne savais pas du tout de quoi il s’agissait ! Je me souviens par exemple d’une scène où je me suis dit, c’est Shakespeare ! En fait, non c’était Caligula de Camus ! Je jouais avec l’énergie des comédiens, avec ce que j’entendais, avec le texte, avec les déplacements, avec les émotions. C’est comme ça que je suis arrivé à l’improvisation. Ce que j’ai pu écrire pour le théâtre, ça partait d’improvisations et ensuite je passais à l’écriture. Mais la source était vraiment l’improvisation !
Jérémy Damian :
Dans le récit que tu donnes, ton entrée dans l’improvisation s’est donc faite de manière un peu autodidacte ?
Alain Lafuente :
Complètement autodidacte, oui – après c’est une vraie question, l’improvisation ça s’apprend ou ça ne s’apprend pas ? Pour moi, il y a quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’apprentissage, au contraire, pour se mettre dans l’état d’improviser, il faut oublier, désapprendre ! A partir du moment où tu improvises, il faut lâcher des choses, et tu ne peux pas capitaliser… si tu capitalises sur un savoir préexistant, c’est enfermant. Il faut partir du vide, de l’endroit où « je ne sais pas »
Jérémy Damian :
C’est intéressant parce que pour ma part la première fois que j’ai fait de l’improvisation, c’est avec un saxophone, en école de musique dans un orchestre de jazz et après j’en ai fait en danse – et je n’ai jamais considéré que cela puisse être la même activité.
Alain Lafuente :
Oui je comprends !
Jérémy Damian :
Et par ailleurs je suis amateur de jazz mais celle qui m’a engagé véritablement, encore aujourd’hui, j’y reviens, c’est la forme d’improvisation que j’ai découverte dans la danse, rentré par la porte du contact improvisation et par cette porte là en rencontrant ce qu’on appelle la post-modern dance qui est, en gros, le courant de la danse, dans la contre-culture américaine, des années 1960-65 jusqu’au milieu des années 70, avec Steve Paxton qui a fondé le contact improvisation et est une des figures de proue de ce mouvement. J’évoque cela parce que moi ce qui m’a marqué en rencontrant l’improvisation en danse, c’était au contraire à quel point ils prenaient au sérieux, non pas le fait que l’improvisation demandait une forme d’apprentissage mais qu’elle demandait une forme d’entrainement.
Alain Lafuente :
Mais ce n’est pas la même chose !
Jérémy Damian :
Non mais justement, il y a un contraste, je suis justement en train d’essayer de poser ce contraste entre apprentissage et entraînement. Derrière “entraînement” on pourrait mettre en anglais le terme “practice”, on pourrait mettre aussi “training”, dans un sens même assez physique. Je me rappelle avoir croisé je ne sais plus où, quelqu’un du genre Derek Bailey le guitariste qui disait « nous on n’a pas besoin de rehearsals, il n’y a pas de répétitions dans ce que font les musiciens, par contre on a du training ! ». Pas de répétition mais des entrainements et de la pratique. À quoi, je rajouterais cette phrase qui m’a toujours fascinée depuis : ’improviser ça ne s’improvise pas !
Alain Lafuente :
Tu dis ce n’est pas du tout la même activité mais c’est le même mot, improvisation. Tu peux avoir une improvisation en jazz, mais tu ne vas pas avoir les mêmes règles si tu parles du free jazz ou si tu parles du bebop. Pour le jazz qui fonctionne avec thème et grille d’accords, on est dans un cadre très connoté, très arrêté. Pour la danse, la sensation que tu vas avoir n’est pas liée à une forme fixée à ce point-là, il n’y a pas ça du tout dans le contact improvisation. Pour avoir l’équivalent, il faudrait qu’on te dise : « pendant la première partie, tu vas te déplacer de cour à jardin, ensuite tu vas faire de jardin à milieu, ensuite tu vas faire de milieu à jardin », comme si tu avais un parcours. Là-dedans tu peux avoir une certaine liberté mais il faut que ton parcours soit juste, dure le bon temps et s’arrête au bon moment. Tu as un circuit fixé à l’avance, c’est une contrainte forte qui est très éloignée des pratiques de contact improvisation.
Jérémy Damian :
Dans le champ de la musique, du Jazz ou de la musique expérimentale, on fait la distinction entre l’improvisation et l’improvisation libre.
Alain Lafuente :
« Improvisation », ça ne veut juste rien dire !
Jérémy Damian :
Oui, ou en tout cas on pourrait dire qu’il y a d’un côté des improvisateurs qui ont des grilles, ce que techniquement on nomme une improvisation idiomatique, qui a ses règles, ses codes, ses gammes, etc, et de l’autre des personnes qui pratiquant l’improvisation libre, une improvisation non-idiomatique.
Ce qui m’intéresse, c’est que celles et ceux qui pratiquent la seconde sont toujours en train de chercher ce qu’elle est, et sont toujours en train d’y chercher le maximum de liberté, d’expression d’une liberté.
Fabienne Martin-Juchat :
Pourriez-vous développer la distinction entre apprentissage et entrainement : elle apparaît très importante.
Alain Lafuente :
En jazz effectivement tu apprends à faire des improvisations, à suivre une grille, afin de savoir que sur tel accord tu peux jouer telle ou telle note, il y a tout un tas de choses à savoir, à intégrer et avec lesquelles tu vas pouvoir jouer après.
Fabienne Martin-Juchat :
Mais est-ce que tu n’appellerais pas cela un langage, est-ce qu’on pourrait dire que c’est l’apprentissage d’un langage, de codes, voire de conventions ?
Alain Lafuente :
Oui, de codes, de conventions. D’un langage, je ne sais pas, mais de codes, de conventions sans doute.
Après, dans l’improvisation libre, on n’a, a priori, pas ces codes puisqu’on n’a ni codes ni langage. Et si on n’a pas ça, alors qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire, improviser librement ? Parce qu’en même temps on a bien une forme d’esthétique, on entend bien ce que ça veut dire – ça ne veut pas dire que c’est tout et n’importe quoi. Alors, quels appuis on prend ?
L’entrainement commence quand tu te mets à trouver des réponses à ces questions : où est-ce que tu vas t’appuyer, sur quoi tu vas t’appuyer ? Si tu n’as pas de forme extérieure, sur quoi s’appuyer pour ne pas qu’il se fasse n’importe quoi ? Et cela comment tu le pratiques ? Si bien que la première chose pour les instrumentistes – et pour les danseurs je pense que c’est la même chose – c’est la pratique de l’instrument. Ton outil doit être bon, affuté, il faut avoir une certaine technique pour qu’il y ait une distance minimale entre l’impulsion qui te traverse et sa réalisation. Et ça c’est bien un apprentissage, c’est une technique qui vient d’une longue pratique de l’instrument. Ç’est un premier appui mais ce n’est pas suffisant. Il faut ensuite pouvoir l’oublier pour entrer dans le « je ne sais pas ». Il y a en plus quelque chose de dialectique entre l’apprentissage d’une technique qui te permet des choses mais en même temps te les suggère. A partir du moment où ce sont des voies que tu as déjà explorées, elles peuvent revenir sans prévenir ! Comment rester libre de ses automatismes ? Peut-être que le training est là
Thierry Ménissier :
Mais est-ce qu’il t’est déjà arrivé de te sentir en manque de technique pour improviser ?
Alain Lafuente :
Avoir une impulsion et que cette impulsion ne se retranscrive pas, oui cela m’est arrivé, bien sûr !
Thierry Ménissier :
Cela donne à penser sur le rôle de la technique tout de même non ?
Jérémy Damian :
Oui mais en fait il y a là quelque chose d’étonnant à propos de l’improvisation. J’aimerais beaucoup revenir sur cette question de l’apprentissage : je pense qu’on la retrouve à pleins de niveaux avec des degrés de dilution un peu différents. Par exemple je pense à l’interprétation et y compris en musique, on sait bien que Bach interprété par Glenn Gould, ça n’a rien à voir avec Bach interprété par Alexandre Tharaud, y compris même interprété par Glenn Gould à 30 ans de différence, et peut être que ça n’a rien à voir d’un soir sur l’autre.
Ceux qu’on pourrait imaginer se situer à l’opposé du spectre de la pratique de l’improvisation, par exemple, les grands solistes en musique classique, sont à leur manière de grands improvisateurs. Ils ont une disposition à l’instant qu’ils ont entrainée tout autant qu’ils ont entrainé leur disposition technique et virtuose au bougé des doigts. J’ai récemment entendu à la radio Alexandre Tharaud à propos de Bach justement. On lui fait écouter la même pièce qu’il venait d’enregistrer dans une autre interprétation, à la fin il dit « c’est magnifique cette interprétation, quand je l’entends je vois la colonne vertébrale de celui qui joue » !
Je vois sa colonne vertébrale…quelqu’un qui dit cela n’est pas en train de voir les notes défiler devant ses yeux, quand il écoute il s’écoute en train d’écouter, et s’écouter en train d’écouter c’est arriver à avoir une appréhension physique et somatique de la manière dont le pianiste se place, et pas seulement les doigts sur les touches du piano mais comment sa colonne vertébrale se tient pour pouvoir attaquer les notes. Ce moment-là pour moi manifeste une aptitude vraiment très aiguisée qui passe par un entraînement à l’instant, et dans cet exemple ça prend la forme d’un pianiste virtuose qui écoute un autre pianiste virtuose.
Alain Lafuente :
Donc on aurait vraiment eu un apprentissage qui serait celui de la partition par exemple…
Jérémy Damian :
Oui ! Est-ce qu’on peut être un bon soliste, un bon interprète de musique classique, musique baroque peu importe, si on ne dispose pas d’une certaine aptitude à ce qu’on pourrait appeler d’une certaine manière l’improvisation ?
Alain Lafuente :
Alors tu relies l’improvisation à la disposition à l’instant
Jérémy Damian :
Oui ça c’est une des aptitudes qui pour moi est fondamentale. Et je peux prendre un autre exemple, juste pour quelque peu peupler l’imaginaire de notre échange.
Je me rappelle avoir discuté avec quelqu’un qui m’est assez cher, le sociologue Antoine Hennion qui a beaucoup écrit sur la musique et sur les amateurs au sens éclairé du terme, t par exemple ceux qui vont avoir cette capacité à goûter le vin…il était allé observer des athlètes en train de s’entraîner pour le 100 mètres et a priori il n’y a rien de plus sec qu’un 100 mètres, ça dure 9 secondes 73, c’est le centième de secondes qui va compter donc tout est absolument millimétré. Pour autant il me racontait comment l’entraîneur invitait le coureur en question à ne faire qu’une seule chose : dans ce maximum de contraintes, alors qu’il n’avait jamais arrêté de travailler pendant des années et des années pour arriver à ce niveau de performances, comment trouver une forme d’improvisation et ça passait par l’injonction qu’il lui lançait en pleine course « arrête de courir ! ».
Ça l’avait marqué parce qu’il avait entendu quasiment la même remarque dans un cours de chant lyrique, la prof disait à son élève « arrête de chanter ! ».
Dans les deux cas, on entend la même chose : lâche la technique, laisse tomber quelque chose et relie-toi ou fais confiance à autre chose qui est là ou qui peut être là ! Dans ce que tu as dit tout à l’heure il y a un mot que j’ai beaucoup aimé, c’est celui d’ ”appui », quels sont les appuis qu’on se donne pour agir ? Il y en a un autre aussi qui me semble aller avec, apparemment en contraste bien que cela forme plutôt une paire, ce serait celui de « prise », quelles sont les prises dans le monde qui m’invitent à agir ? l’entrainement pour moi je le vois comme s’entraîner à trouver des appuis mais s’entraîner aussi à s’articuler à des prises…
Peut-être une manière de dire ce qu’est l’improvisation, ça serait d’en proposer une approche, disons, modale : elle est une certaine modalité de se rapporter, dans l’instant, à des appuis et à des prises, pour agir au présent et dans le présent.
Alain Lafuente :
Oui ! Pour faire suite à tes exemples et au rapport à l’instant… le moment juste c’est un moment où « ça joue », c’est-à-dire un moment où j’arrête de courir, où j’arrête de chanter, c’est un moment où « ça joue ». Il y a quelque chose… « ça joue » ce n’est pas moi qui joue, ça joue à l’intérieur. C’est là où il faut que ça soit fluide entre impulsion et résultat ! Quand « ça joue », ce serait ça l’état d’improvisation, l’instant. Ça passe par un lâcher-prise, c’est intéressant que juste après tu parles de prises et d’appuis. L’appui ça serait ça : lâcher. C’est parvenir à réduire au plus strict minimum cette distance entre une volonté, une intention, une idée et leur réalisation. En réalité il n’y a pas le temps d’avoir une idée, de la formuler en mot, il n’y a pas le temps pour ça ! Je parle d’improvisation libre, il y a une réaction immédiate en fait ! Il n’y a plus de distance entre cette impulsion intérieure qui existe avant même toute verbalisation et l’action. C’est ce qui implique un lâcher-prise ! Et c’est là où « ça joue » !
Jérémy Damian :
C’est là où ça joue et c’est là où moi aussi je suis. Je vois bien le rôle et la place que tient cet entraînement vers le lâcher prise qui est vraiment une pratique en soi… Dans mon expérience ce qui a tendance à me fasciner c’est comment le lâcher prise passe par un donner prise ! Steve Paxton, la pratique de base qu’il se donne comme improvisateur, c’est la petite danse, c’est se tenir debout à la verticale immobile et aligner le plus possible son squelette et relâcher toutes les tensions du corps, vivre les micro-chutes du corps du fait de tous les ajustements musculaires, toniques, gravitaires qui permettent de, librement, garder l’équilibre. C’est ce fourmillement de mouvement qu’il nomme la petite danse, c’est un état méditati, qui consiste à s’observer en train de bouger, en train de chuter, être présent à ce qui arrive et calmer son rapport à cette situation de micro-chute. Commence par soigner ton rapport à ce genre de micro-événement et tu auras commencé à t’entrainer, te préparer et je rajouterais même, à t’initier à ce qu’est et requiert l’improvisation. Si la petite danse c’est l’exercice premier de l’improvisation, c’est parce qu’il dit qu’elle offre l’expérience de notre rapport fondamentale à la gravité. Elle entraine le fait de faire l’expérience de cette force physique qui s’exerce sur nous de façon permanente mais que l’on prend rarement en considération dans nos actions, nos postures, etc. Qu’est-ce que ça requiert que la gravité devienne mon premier partenaire de jeu, d’improvisation ? Si je relâche, je me détends, je lâche prise. En lâchant prise je donne prise à l’effet qu’à la gravité sur mon corps, mon mouvement et peut-être même plus que ça, mes humeurs, sentiments… Dans cet entrainement à l’improvisaiton, j’ai l’impression qu’on passe notre temps à faire ça, s’entrainer à donner prise pour pouvoir lâcher prise : donner prise au sol, donner prise à l’espace et puis, il y a tout ce que Paxton nomme les techniques intérieures, toutes les manières de lâcher prise en donnant prise à ce que j’ai appelé moi des “partenaires intérieurs”. On s’entraine à aller trouver des appuis et des prises un peu partout. J’ai l’impression que la pratique de l’improvisateur, son entrainement consiste à pluraliser, à multiplier les prises dans le monde où que ce soit… et là je parle de prises bien entendu matérielles mais aussi parfois très très près de l’immatériel !
Alain Lafuente :
Mais là tu parles presque d’un, comment dire, du point de départ en fait… Le point d’où va partir le mouvement. La pratique dont tu parles de petite danse c’est donc l’origine…
Jérémy Damian :
Oui c’est l’origine mais là en l’occurrence ça peut être aussi l’esprit au sens où l’idée de lâcher prise est fondamentale. Donc oui, ce à quoi j’essaye d’articuler ça, c’était que l’idée du lâcher prise passe par un donné prise au sens où je ne suis plus au centre de mon action. Je crois qu’un des grands principes de l’improvisation libre c’est également d’en finir avec le génie créateur, avec l’idée selon laquelle c’est l’individu qui est au centre… Dans un stage récent auquel je participais de Myriam Leftkowtiz, elle a passé son temps à répéter une phrase du théoricien Fred Moten : fuck the self.
Alain Lafuente :
L’individu au centre, cela ne fait pas partie de la pratique, en effet.
Jérémy Damian :
Mon action ne relève plus ou tente de relever le moins possible d’une volonté souveraine mais se retrouve distribué dans un paysage qui me mouvemente et vis-à-vis duquel j’apprends à me rendre sensible, dont j’apprends à me laisser affecter.
Fabienne Martin-Juchat :
Est-ce que ça veut dire accepter la prise, que tu acceptes d’être soumis à une prise et du coup tu lâches, tu lâches l’idée d’avoir un contrôle sur la prise c’est-à-dire que tu dois composer avec cette prise, avec la contrainte de ces prises ?
Jérémy Damian :
Je vais le dire autrement : le problème pour moi de l’expression « lâcher prise », c’est qu’elle a l’air de connoter une forme de détachement, là où je crois que l’entrainement du lâcher prise est au contraire un travail d’attachement, attachement au sens de se relier à des dimensions de l’espace, du temps, de l’interaction, de la relation à l’autre, au sol, à l’air, à la musique qui n’était pas palpable, auquel je n’étais pas sensible avant d’être passé par cette phase qui est une phase d’entrainement et de pratique.
Après, je ne crois pas que l’improvisation libre, ni dans son esthétique ni dans sa politique, défende l’idée d’un lâcher-prise totale. Parce qu’il y a tout un ensemble d’autres “gestes” qui me semblent aussi primordial, parmi lequel celui d’inhibition. Inhiber son geste premier, inhiber sa première idée, inhiber ses patterns de mouvements habituels. Lisa Nelson travaille beaucoup là-dessus, Joao Fiadeiro aussi. Je pourrais nommer aussi les gestes de “différer”, de “s’accorder”… enfin, là la liste est sans fin.

Alain Lafuente :
Cela me fait penser à une très ancienne pratique de méditation d’un maître indien de la tradition du bouddhisme tantrique, Tilopa, qui s’appelle le bambou creux. Elle consiste simplement à se voir, à s’imaginer comme un bambou creux – ça se pratique debout, comme la petite danse – et il suffit d’imaginer, de ressentir l’énergie qui circule dans son corps, y compris l’action de la gravité donc, et de laisser les mouvements venir. C’est ancien : aux alentours de l’an mille après Jésus-Christ, bien avant Steve Paxton, mais ça me fait tout à fait penser à ça !
Jérémy Damian :
Oui !
Alain Lafuente :
On peut aussi évoquer certaines pratiques de Taï Chi, qui consistent à se laisser bouger par l’énergie, en impliquant donc la gravité et à ressentir comment ça joue , comment ça bouge.
Fabienne Martin-Juchat :
Est-ce que cela revient à ne pas avoir peur d’être pris, c’est-à-dire accepter l’attachement aux prises ?
Alain Lafuente :
Oh ça ce n’est pas une question…en tout cas pas une question de peur, pour moi c’est une question de lâcher prise ! Quand je dis ça joue, par exemple c’est une façon d’être, de percevoir, de bouger, de jouer. Ça ouvre un espace où tu as des perceptions, des sensations. Pour un musicien tu as une écoute de ce qui se passe dehors, avec tous les sons qui sont déjà là, le paysage sonore, et qui de ce fait est bien plus vaste que quelque chose que tu viens poser… c’est là où est la différence de la volonté, de la partition, du morceau, de l’action du musicien. Tu te mets dans un état de réceptivité et de cette réceptivité quelque chose qui peut surgir, te traverser. Là, il y a une différence qu’on peut faire avec l’improvisation libre.
Jérémy Damian :
J’en verrai une autre : j’ai l’impression que l’improvisation libre est toujours redoublée, qu’elle est toujours au carré. J’ai suivi un stage donné par Ray Chung qui est un improvisateur, un danseur et aussi un contacteur. Il a eu cette formule que j’ai trouvé absolument fascinante qui était (il le disait en anglais) : « il ne s’agit pas d’improviser, il s’agit d’improviser son improvisation ». Mon travail c’est de toujours être en situation d’improviser mon improvisation, au sens où improviser ce n’est pas justement avoir un ensemble de petites compétences, de petits dialogues, de petits trucs, de petits langages qu’on a en réserve…
Alain Lafuente :
C’est ça… on est arrivé au même propos !
Jérémy Damian :
…Mais qu’il faut toujours être en train d’improviser la modalité même par laquelle on improvise et puis du coup il y a une sorte de régression à l’infini où il faut toujours être en train d’improviser l’improvisation de l’improvisation de l’improvisation…Est-ce que cet état-là est tenable ? Où est-ce qu’on arrive à trouver des appuis et des prises en soi dans le monde si on essaye d’être dans cette forme de régression à l’infini de l’improvisation, de l’improvisation, de l’improvisation, de l’improvisation ? C’est pour ça que j’ai l’impression qu’il y a une dimension dans l’improvisation libre qui devient assez rapidement existentielle et politique aussi !
Alain Lafuente :
Oui tout à fait ! Mais pourquoi, plus précisément, tu dis ça ?
Jérémy Damian :
Parce que ça devient une question de positionnement, ça devient un exercice de soi à soi et, puisque l’on improvise aussi toujours à plusieurs (ne serait-ce qu’avec la gravité et le sol), c’est un exercice autant spirituel que somatique qui repose sur la question « est-ce que je suis capable, jusqu’où est-ce que je suis capable de me laisser emmener là-dedans, de me dépayser en moi-même, jusqu’à quel point je suis capable d’agir et d’être quand j’accepte de me déprendre et de me laisser dessaisir en donnant prise ? ».
Alain Lafuente :
Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là, parce qu’il se passe pleins de choses, et du coup tu as une espèce d’analyse c’est-à-dire que, comme tu disais, tu as forcément le passé, tu as des choses qui reviennent, ta culture, ton apprentissage instrumental, est-ce que ce que tu joues est juste une récurrence ? Est-ce que c’est juste un outil que tu as sorti de ta valise parce que tu le connais et que c’est plus confortable d’utiliser quelque chose que tu sais faire ? Ou est-ce que qu’il y a des choses que je dis improvisées, mais que je répète depuis des années ? Dans un voyage sonore que je joue de temps en temps, j’ai un chemin, un déroulé qui est grosso modo toujours le même. Alors est-ce que c’est encore pertinent d’appeler ça de l’improvisation ? Partir pour 45 minutes de jeu en solo, ce n’est pas évident, j’ai besoin de repères. Pour moi c’est de l’improvisation même s’il y a un chemin. Il évolue, parfois je passe à droite parfois à gauche, parfois ailleurs… mais en gros je sais quand même à peu près d’où je pars et je sais à peu près où j’arrive. Mais chaque note, chaque son, vient toujours de cette écoute, du vide, de l’instant, ça part toujours de là !
Jérémy Damian :
Et qu’est-ce qui te fait situer ça dans le champ de l’improvisation du coup, qu’est-ce qui pour toi le qualifie comme étant de l’improvisation libre ?
Alain Lafuente :
Par exemple je commence toujours, avec des baguettes douces, par faire un petit roulement sur le gong qui vient se fondre dans le son qui existe déjà, qui est déjà là, dans le paysage sonore du lieu, du moment. Et tout de suite quand je viens insérer ce premier son dans le paysage sonore existant, « ça » commence à jouer, « ça » commence à réagir à l’intérieur, je suis dans un espace, je suis avec des gens et même si je sais que je commence de cette façon là, à partir de ce moment-là… j’ai souvent une sensation de fil, quand ça marche je sens que c’est comme si je suivais un chemin, comme si je suivais un fil qui m’emmenait, c’est ce fil-là qui m’emmène, pas moi qui le déroule. C’est ça mon appui. Il vient comme ça et je ne sais pas où il va après ! Mais il y a bien quelque chose qui se déroule, qui se joue en tous les cas dans cet espace, ici et maintenant. Je pense qu’en danse c’est la même chose avec d’autres sensations… j’ai beaucoup moins de pratique en danse mais j’ai presque plus de sensations d’espace en musique qu’avec la danse !
Fabienne Martin-Juchat :
Tu peux essayer d’expliquer pourquoi ?
Alain Lafuente :
Une raison toute bête vient du fait que mon sens de l’ouïe est quand même assez développé, je mets beaucoup de conscience dessus et j’entends la manière dont un son rempli l’espace, comment il se déplace dans une pièce. Pour la danse, quand je pratique du contact impro j’ai tendance à être très tourné vers l’intérieur et comme en plus dans le cadre d’une jam de contact improvisation, il y peut y avoir pas mal de gens dans la pièce, l’espace est plein, et j’ai tendance à être moins sensible à l’espace… par contre quand je suis sur scène pour la danse ou la musique je suis très sensible à l’espace de la scène, de la salle… c’est même quelque chose que j’adore…quand j’arrive dans une salle de spectacle ou dans un lieu qui n’est pas forcément une salle de spectacle, une église, un prieuré, un espace extérieur enfin quoi que ce soit, c’est sentir l’espace et comment là-dedans on va pouvoir faire quelque chose, ça c’est vraiment quelque chose que j’adore. Quand je fais du contact improvisation je ne le sens pas, enfin voilà peut-être parce que je suis plus tourné à l’intérieur.
Jérémy Damian :
Lisa Nelson a une pratique d’improvisation, elle l’appelle « Reading out loud » donc lire à voix haute ! Et en fait, il s’agit de… « taking instructions from the space », prendre des instructions de l’espace mais les yeux fermés. Dans ce que tu disais, si on joue un petit peu à ce jeu d’essayer de relever les choses qui nous semblent importantes pour essayer de caractériser l’improvisation, il y a deux choses qui m’ont intéressé, la première quand tu as dit : c’est ce fil, il y a un fil qui m‘emmène… c’était aussi une forme d’attention à un processus et non pas un produit fini, on tient là une des bases de l’improvisation que de ne pas être un produit, que de ne pas être orienté vers une fin mais d’être tourné vers l’attention à ce qui est en train d’advenir. Et puis l’autre chose qui m’a intéressée et qui rejoint la discussion qu’on a eu avant sur appuis, prises etc. c’était la tournure même que tu as utilisé, tu as dit « ça commence à jouer » et je commence comme et puis tout à coup ça commence à jouer donc une espèce de moment où ça joue quoi mais ce qui m’intéresse c’est ce « ça »… et j’ai noté trois petits mots, j’ai noté « indétermination », ce « ça » mais alors quel est… c’est quoi ce « ça » c’est qui, ça réunit quoi…Dans ce « ça » moi je vois deux choses, il y a le décentrement, ce n’est plus moi qui joue, ça joue, et aussi une recherche qui consiste à désanthropocentrer la création : décentrement, désanthropocentrer… il y a d’autres forces, il y a d’autres entités, il y a d’autres sources d’inspiration qui rentrent en jeu que simplement mon esprit d’artiste génial et inspiré…et j’aimais beaucoup comment tu décrivais ce moment-là, comment le son circule dans une pièce, comment il disparait… parce que ça faisait écho à ce que par quoi tu as commencé en disant « moi ce qui m’intéresse dans l’improvisation c’est l’interaction enfin j’ai commencé par l’interaction avec des comédiens » et là on voit l’interaction avec une salle…
Alain Lafuente :
C’est exactement ça !
Jérémy Damian :
Et j’ai l’impression aussi qu’une des choses qu’on cherche dans l’improvisation, c’est le cas par exemple dans cette pratique de Lisa Nelson que j’ai mentionnée juste avant, c’est que ce n’est plus nous qui improvisons, mais c’est un milieu qui est en train de s’improviser. Je pense même qu’il y a une pensée très écologique dans l’improvisation au sens de la prise en considération des forces et des équilibres qui permettent à un milieu, à un moment, à un instant, à une situation, d’exister, de se maintenir et puis… puis à un moment « brooooouuuu », ça passe complètement ailleurs et puis hop ! Le moment est passé !
Alain Lafuente :
Si je peux lancer un autre mot, il y a « entre » qui me vient, c’est-à-dire que c’est l’entre qui est intéressant, c’est entre le… quand je parlais du rapport avec le comédien c’est exactement ça, c’est qu’est-ce qui va se jouer entre, entre son jeu, entre le mien et comment ça se combine et la magie, parce qu’il y a bien une forme de magie, c’est par exemple le jeu du comédien et le jeu du musicien il y a un moment où ça se rencontre, je peux pas savoir comment et où, etc. Mais il y a un moment où c’est la même chose, on crée une unité, ce qui ne veut pas dire qu’on est sur les mêmes types d’énergie, mais il y a un moment où on arrive à un seul moment de vie ! Et c’est là où l’autre est vraiment complètement vivant et où on n’est qu’une partie d’une chose. Je ressens exactement la même chose avec l’espace, quand je dis « ça commence à jouer », c’est quelque chose dont je fais partie mais avec lequel je suis en relation, je ne sais pas comment… donc ça veut dire qu’il y a une partie qui effectivement n’est pas interne, qui n’est pas moi !
Jérémy Damian :
La dernière fois qu’on s’est vu toi et moi à Cité Danse, on parlait du concert de qui avait eu lieu au « 102 » à Grenoble il y deux ans, et tu m’as dit une belle formule qui m’est restée, tu m’as dit que quelqu’un t’avait dit que ce jour-là il avait fait sonner l’espace comme jamais cette personne l’avait entendue !
Alain Lafuente :
Oui…
Jérémy Damian :
Du coup ça veut dire que ce n’est pas exactement le musicien qui improvisait avec ses instruments, c’était autre chose…
Alain Lafuente :
En effet !
Jérémy Damian :
Et c’est la raison pour laquelle je trouve intéressante cette histoire d’écologie, d’appui, de prises et tout afin de développer une acuité ou un art de faire attention à des choses auxquelles on n’a pas l’habitude de prêter attention !
Alain Lafuente :
Là ça se pratique par contre ! L’écoute, ou pour le danseur cette façon de s’inscrire dans l’espace… ça se pratique !
Jérémy Damian :
Oui !
Fabienne Martin-Juchat :
Il y a quelque chose qui me surprend depuis le début de votre discussion, c’est que vous partez du principe que l’improvisation est toujours la même chose… alors soit on considère que la musique c’est une partie du corps, entre l’improvisation par son propre corps, sa matière corporelle ou là pour l’instant vous faites comme si on est dans le même univers d’improvisation. Et ça, ça m’étonne vraiment !
Alain Lafuente :
Pourquoi ça t’étonne ?
Fabienne Martin-Juchat :
Parce que quand tu es dans une improvisation avec ton propre corps, ce n’est pas comme en musique où il y a une externalité à travers un instrument, un artefact, une médiation. Il y a la technique, car tu es obligé d’apprendre à jouer d’un instrument, à moins que tu joues seulement à émettre des sons. Ou alors vous considérez que le son est une partie de vous-même. Tout à l’heure lorsque tu comparais les moments où tu improvises en danse et où tu improvises en musique, je croyais que tu allais évoquer la question de l’appréhension corporelle au monde, qui renvoie à notre propre construction, tu dois faire avec elle car elle est quand même quelque chose qui se trouve liée à notre propre histoire corporelle, qu’on ne maitrise pas nécessairement, avec ses propres limites. Alors que quand tu es dans de la musique, tu es quand même dans quelque chose qui, je crois, ne repose pas sur les mêmes bases.
Alain Lafuente :
Ton propos me renvoie à quelque chose que disait John Cage. Il se montrait très critique vis-à-vis des improvisateurs et surtout de ceux qui se revendiquaient d’improvisation libre, et au fond il avait une sorte d’argument à la Bourdieu du genre « tout ce que vous pensez, tout ce dont vous vous êtes libérés quand vous dites faire de l’improvisation libre, en fin de compte vous n’êtes jamais en train de faire autre chose que de jouer ce que vous aimez faire, et ce que vous aimez faire comment est-ce que vous êtes sûr que ce n’est pas au fond tout un ensemble de chaines de perception que vous avez incorporées et qui est en train de sortir sous une forme certes un peu débridée mais qui en fait est très incorporée au fond de vous ! ».
Fabienne Martin-Juchat :
Mais pour toi, le processus d’improvisation, qu’il soit corporel ou musical, ce serait le même alors ?
Alain Lafuente :
Non, mais quand tu évoques l’appréhension corporelle au monde, pour ma part je nierais pas le fait qu’elle existe, au contraire c’est bien certain qu’on en a une, mais de la même manière il y a toute l’incorporation des jugements, toutes les chaines de perception, d’attention qui structurent certes notre rapport corporel au monde mais notre rapport à l’instrument au moment où on va se mettre à jouer des notes, au moment où on croit qu’on est en train d’improviser, en fait passe en nous tout un ensemble d’autres choses donc je ne crois pas qu’on soit dans un cas plus libéré ou spontané que dans l’autre…
Fabienne Martin-Juchat :
Non mais c’est pas ça, c’est pas ça la question, là c’est que la matière n’est pas la même.
Jérémy Damian :
C’est un problème vraiment intéressant !
Alain Lafuente :
Dans la pratique de la musique, telle que la percussion notamment, ça engage complètement mon corps.
Fabienne Martin-Juchat :
Je suis d’accord avec toi mais lorsque quelqu’un joue de la flûte, il y a une externalité.
Alain Lafuente :
Oui en effet c’est une externalité…mais il y a aussi le souffle, qui est quand même direct du point de vue corporel. Il y a bien une implication corporelle complète.
Jérémy Damian :
J’ai vu par hasard en cherchant à écouter de la musique sur Youtube la semaine dernière, je cherchais un concert de Keith Jarrett et je n’avais jamais vu Keith Jarrett jouer, je l’avais entendu mais jamais vu jouer !
Alain Lafuente :
Corporellement c’est impressionnant !
Jérémy Damian :
C’est fascinant ! Il ne cesse de rouler des épaules, il a une aisance dans la colonne vertébrale et n’arrête pas de lever, il fait bouger partout, toutes les impulsions tu les vois circuler dans son corps…
Thierry Ménissier :
De ce fait tu es moins étonné quand tu entends Alain parce que c’est comme une danse.
Jérémy Damian :
Oui tout-à-fait.
Fabienne Martin-Juchat :
On est donc conduit à considérer la musique comme une matière corporelle.
Jérémy Damian :
En tous cas, je pense que les improvisateurs des deux bords (et on pourrait peut-être en trouver encore pleins d’autres de bords selon là où se pratique l’improvisation) revendiquent tous une sorte de pratique de l’oubli, que ce soit des structures profondes, des schémas corporels…
Fabienne Martin-Juchat :
Oui des schémas corporels !
Jérémy Damian :
On peut être soupçonneux par rapport à ça !

Alain Lafuente :
Que veux-tu dire par « la pratique de l’oubli » ? Et pourquoi la soupçonner ?
Jérémy Damian :
Le fait par exemple que des musiciens vont dire « j’oublie », même ça peut devenir une sorte de dogme, c’est-à-dire des improvisateurs qui oublient complètement le système tonal parce que le système tonal c’est bourgeois, en revendiquant d’aller dans des formes anarchiques !
Alain Lafuente :
Donc il ne faut surtout pas en faire !
Jérémy Damian :
Il ne faut surtout pas en faire donc on oublie tout ce qu’on a appris…
Fabienne Martin-Juchat :
On oublie les codes !
Jérémy Damian :
…tous les codes de la musique, tout ce par quoi notre oreille a appris à détecter de la musique, de la mélodie, du rythme et surtout on ne fait qu’une chose c’est se situer à côté. C’est que j’entends par pratique de l’oubli.
Alain Lafuente :
L’image qui me vient renvoie à un stage où Bare Philips demandait : comment on fait pour s’entrainer à improviser ? Tu vois bien que tu ne peux pas répéter ton improvisation… lui jouait du Bach…jouer du Bach ça fait partie de l’incorporation de l’instrument si tu veux, le fait que l’instrument devienne…
Fabienne Martin-Juchat :
Il fait partie de toi !
Alain Lafuente :
Devienne un prolongement, oui, il y a vraiment quelque chose de cet ordre-là !
Jérémy Damian :
Chez les danseurs il y a une expression qui revient souvent alors peut-être qu’elle revient aussi chez les musiciens, c’est « on the edge » il y a un état d’improvisation qui est recherché qui est d’être « on the edge » c’est-à-dire sur le fil, sur la crête ou au sommet de la vague ou toujours au bord du précipice…c’est un état de lâcher prise et d’hyper présence… toujours cet espèce de paradoxe, on est jamais autant vigilant qu’au moment où on est le plus, au contraire, détaché. Les sportifs connaissent et travaillent aussi avec cet état qu’ils nomment “la zone”.
Je me rappelle avoir fait des stages d’improvisation en danse où on mettait en pratique cette histoire d’être « on the edge » et ça devenait quelque chose d’assez dingue c’est-à-dire qu’on se mettait à faire de la philosophie de l’action, on n’arrêtait pas d’essayer de jouer sur des désajustements entre nos intentions et nos actions. Et quand tu as dit de « l’entre », ça m’a rappelé une formule de François Julien lorsqu’il évoque le fait d’ouvrir de « l’entre ». Il parle de la pensée chinoise comme une pensée qui ouvre de « l’entre ». Dans ce stage on n’arrêtait pas d’essayer d’ouvrir de « l’entre » entre le moment où on avait des impulsions, des intentions qu’on voyait naître en nous, que l’on reconnaissait parce qu’en fait on a des patterns, on a des chaines, on a des habitudes, on a des facilités corporelles, et le fait de passer à l’action. Une sorte de grand baillement !
Alain Lafuente :
Quand tu dis reconnaître, tu sais que ce mouvement va aller dans telle ou telle direction…
Jérémy Damian :
La question, si tu te situes “on the edge”, c’est comment, alors que tu prétend être en train d’improviser tu n’es pas en train de faire ce que tu as fait la semaine dernières, parce que c’est comme ça que tu bouges un peut aisément ? La question, donc, c’est où et quand est-ce que tu te mets à bifurquer ? Par où ça bifurque ? Comment tu t’y prends pour que ça bifurque ? Ce serait ça la formule la plus juste : comment je m e dispose au fait, qu’en moi, ça, des instances se mettent à bifurquer. Il y a dans le fait d’improviser quelque chose qui a à voir avec être en permanence en train de prendre la tangente, à chaque instant… chaque instant il y a tangente, tangente, tangente et ce qui fait que le « to be on the edge » c’est ça : être en permanence en train de… je sais pas, c’est la ligne de fuite !
Fabienne Martin-Juchat :
Et est-ce que tu expliquerais ainsi les raisons du paradoxe qui consiste à dire que c’est en mettant un maximum de contraintes que tu obtiens ce résultat ? Parce qu’on dit souvent dans le milieu de l’improvisation corporelle que plus il y a de contraintes, mieux on peut improviser… Est-ce en te poussant dans ces retranchements qui te forcent à prendre la tangente, à faire le pas de côté parce que tu n’as plus de repères, que peut surgir quelque chose d’improvisé ?
Alain Lafuente :
Sauf que pour moi il n’y a pas de recette !
Jérémy Damian :
Pour ma part, ça m’évoque plusieurs choses, ça m’évoque d’abord le fait que je pense que ces contraintes sont en partie orthopédiques. Dans un processus d’entraînement, se mettre des contraintes ça permet à un moment donné d’arrêter de penser par soi-même, d’arrêter d’être au centre des actions puisque les contraintes sont précisément ce qui va venir mettre en forme et donner forme, informer !
Deuxièmement, il y a des écoles d’improvisation, qui fonctionnent avec des scores très précis qui sont le moyen non pas de la libération, mais le moyen pour pratiquer une expérience de liberté, et il y a des écoles qui au contraire ne jureront que par « je rentre dans un espace vide et silencieux et ouvert et c’est à partir de maintenant que ça commence et ne venez pas me mettre une contrainte de temps, de je ne sais pas quoi ! ». En fait, il y aussi des familles différentes et des esthétiques variées en improvisation.
Mais je ne dirais pas que ces contraintes retirent les repères ou saturent notre capacité à agir. Encore une fois, il faut les voir comme des prises pour agir, des appuis posés à l’extérieur de soi. Si je devais techniciser la manière d’en parler je dirais qu’elles “écologisent” la situation et ma manière de m’y rapporter en élargissant toujours un peu plus loin, en ouvrant à un “milieu” tout entier — le studio de danse de ce jour, les partenaires de ce jour — ce que d’ordinaire on rapporte à soi et à sa petite volonté.
Thierry Ménissier :
Ce que dit Jérémy c’est quand même qu’il y a une pluralité, tu disais d’écoles, c’est un mot très fort quand même, en tout cas de possibilités d’improvisation, voire de style d’improvisations… c’est un point intéressant, car peut-être qu’on ne peut parler de ce mot au singulier si ce n’est de manière générique et surement un peu creuse du coup, il y a donc des improvisations avec des styles et différentes pratiques, qui peuvent être contradictoires entre elles.
Alain Lafuente :
Improvisation ça ne veut rien dire, c’est bien ce que j’ai dit.
Jérémy Damian :
Je me rappelle par exemple dans le milieu de la danse, il y a un des improvisateurs qui est en vue, Julyen Hamilton, or c’est lui qui a un peu imposé le terme de composition instantanée, par exemple, c’est un vrai paradoxe.
Alain Lafuente :
Oui, ça semble assez paradoxal et assez discutable de réunir improvisation et composition instantanée.
Jérémy Damian :
Et justement pas mal de gens ne sont pas d’accord avec cette dénomination et pratiquent des formes d’improvisation à vue d’œil, même s’il y a des esthétiques un peu marquées puisque lui quand on le voit danser on repère tout de suite du Julyen Hamilton. Si on voit quelqu’un qui a été formé par lui on le repère. Même si parfois ce n’est pas si différent dans le mouvement qu’on peut observer, la philosophie de l’improvisation diffère en tous cas, et après des écoles en musique j’imagine qu’il y en a effectivement beaucoup !
Alain Lafuente :
Alors quand je disais « l’improvisation, ça ne s’apprend pas », lui c’est exactement l’inverse puisque donc il apprend, et puis non seulement il apprend mais il transmet.
Fabienne Martin-Juchat :
Oui en plus on reconnaît ses élèves !
Alain Lafuente :
Ou on reconnait ses outils.
Moi, la chose sur laquelle je n’ai vraiment pas la réponse, c’est de savoir quand et pourquoi il y a une impulsion. Quelque chose naît, vient, dans lequel tu vas, et je ne sais pas si c’est une notion qui est très valide, mais elle est très efficiente dans la pratique, c’est la notion de justesse. Il y a des moments où je peux faire quelque chose même que je connais déjà, par exemple partir sur un rythme, avec un tempo, des choses vont pouvoir naître et je ne sais pas pourquoi je vais sentir que c’est juste. Le lendemain je vais pouvoir faire la même chose et je vais avoir l’impression d’être enfermé dans une boîte, d’être à côté, d’avoir perdu cette justesse, tu comprends ?
Thierry Ménissier :
C’est la question que je posais tout à l’heure, quand tu me dis « quand je prends les voies que je connais, il y a des trucs, je commence par-là, etc. », je n’avais pas de mot à mettre dessus. Cette notion de justesse est importante je crois à ce propos, et par ailleurs le mot qui à moi me venait c’est « authenticité », mais sans doute elle ne convient pas parce que dans ces moments-là tu laisses entendre que tu es décentré de toi, alors la justesse dont tu parles n’est peut-être pas quelque chose de spécialement authentique du moins au sens traditionnel du terme…
Alain Lafuente :
Oui
Thierry Ménissier :
Ce serait plutôt une fidélité aux conditions, de l’attention aux conditions ?
Alain Lafuente :
Oui authenticité en ce sens-là…ce serait alors un rapport à quelque chose…
Fabienne Martin-Juchat :
Par rapport à la vérité ? Ou la sensation de juste ?
Alain Lafuente :
Oui la sensation de juste alors ça c’est quelque chose… alors là on est vraiment « on the edge », c’est-à-dire que très vite, très vite tu peux en sortir, la perdre, mais c’est quand même une sensation réelle, précise…au moment où ça se produit tu ne peux pas en avoir conscience, tu peux l’avoir après, avec un regard ultérieur, mais au moment où ça se produit tu ne l’as pas.
Fabienne Martin-Juchat :
Parce que tu es dedans ?
Alain Lafuente :
Oui
Fabienne Martin-Juchat :
Mais a posteriori…
Alain Lafuente :
(Rires) Oui soit a posteriori, soit quand tu l’as perdue, quand tu sens que tu n’es plus juste, plus « on the edge », c’est-à-dire que quand tu es en arrière du fil, et quand tu le vois devant, tu sors les rames pour essayer de le retrouver, de le rejoindre…le mieux dans ce cas est de s’arrêter, de repasser par le silence.
Thierry Ménissier :
Alors je vais mettre peut-être les pieds dans le plat, mais comme vous le savez il existe toute une réflexion sur la musique et la transe…
Alain Lafuente :
Tu veux parler de la perte de conscience ?
Thierry Ménissier :
Par le biais de la mise en vibration, depuis tout à l’heure je suis frappé par le fait que tu n’évoques pas du tout cette dimension, mais seulement peut-être un surcroît d’attention et de lucidité, je ne dis pas conscience, tout ce qui n’est justement pas quelque chose de l’ordre de l’oubli et de la transe…
Alain Lafuente :
Quand je dis « ça joue », c’est associé à une très grande conscience en fait, c’est-à-dire qu’il y a une position de témoin. Quand on parle de décentrage, il y a une position de témoin avec une très grande vigilance. Mamadou Dioume, un comédien de Peter Brook, nous disait : « quand vous êtes sur scène, vous êtes en très grand danger ». Cette sensation d’être en très grand danger, c’est avoir tous les sens en éveil, être complètement réveillé, avec le niveau d’adrénaline qui monte, tu deviens témoin, tu perçois tout, les mouvements à l’intérieur, aussi bien que tout ce qui se passe à l’extérieur. Là il y a une conscience, plus intense que la conscience habituelle. Quand tu n’es pas « juste », tu as l’impression de courir derrière, tu rames et c’est terrible, terrible !
Jérémy Damian :
Et c’est là où en fait on en revient comme tout à l’heure à la dimension existentielle, donc je reviens à Steve Paxton…
Alain Lafuente :
Oui
Jérémy Damian :
Parce que c’est un de ceux qui me fascine le plus… pour lui la pratique de l’improvisateur c’est cette capacité à pouvoir maintenir en continu une forme d’attention, la plus ouverte et large et plus accueillante possible à tout ce qui arrive. Il a commencé, au début des années 70, par travailler sur les chutes, sur l’accident. Au départ le contact Improvisation était une forme très engagée physiquement. Sa pratique à lui c’était la suivante « jusqu’à quel point est-ce que je suis capable, au moment même où je chute et où mes instincts de survie, mes réflexes les plus ancrés, les plus primitifs reprennent le dessus pour aller récupérer le sol, comment est-ce que je peux entrainer mes sens ? Comment est-ce que je peux entrainer mon esprit ? Comment est-ce que je peux entraîner mon système nerveux pour à ce moment-là pouvoir toujours avoir un témoin qui est témoin de la scène et qui est témoin de la scène sans s’affoler ?”
J’y reviens mais les anglo-saxons parlent beaucoup de ce concept, de cette expérience “la zone” qui rejoint cette notion de justesse que tu évoquais. “Être dans la zone”, c’est se situer et se sentir dans le “ça joue”. La zone c’est ce moment justement où il y a un état d’hypervigilance mais où, paradoxalement, on a aussi tout lâché ! Je me rappelle par exemple du témoignage de Stéphane Diagana, cet athlète qui courait le 400 mètres haies : il témoignait de ce moment de la zone sur l’une de ses courses et il disait « vous vous rendez compte, le 400 mètres haies, c’est pour moi ce qui m’a permis d’approcher l’expérience du millième de seconde dans ma vie ! Et quand je suis dans la zone, je suis dans un rapport au temps dans lequel j’ai une impression de ce que c’est l’écoulement du temps au millième de seconde, une forme de sensibilité mais extrême ! »
C’est exactement ce dont rendait compte aussi un Quarterback de football américain : « je suis en finale du Superbowl, j’ai le ballon dans la main et je sais qu’il y a 6 molosses qui me courent dessus et qui vont me choper dans la demi-seconde, et là je vis une éternité ! Je vis une éternité, je sais exactement où sont chacun des joueurs et je sais qu’au moment où je vais lancer la passe la balle va arriver avec une approximation de plus ou moins 5 centimètres, dans les mains de la personne que j’ai visée, je le sais, je suis bien ».
Thierry Ménissier :
Et en même temps, il y a un certain espace pour le possible, c’est-à-dire qu’il ne sait pas exactement à qui il va l’envoyer. On peut dire aussi qu’il y a un déploiement de forces qui fait qu’il y a tout un collectif qui est ajusté et cet ajustement est pluriel, ce n’est pas du tout mécanique comme association.
Jérémy Damian :
Absolument. Dans la zone, tout est ouvert et pluriel.
Thierry Ménissier :
C’est intéressant parce que la personne qui envoie la vibration, elle entre en dialogue ou non ?
Alain Lafuente :
C’est quelque chose qui est global, qui est plus que…
Thierry Ménissier :
Il y a une vigilance collective.
Alain Lafuente :
Je suis sûr que quand Diagana court son 400 mètres, quand il est là, il n’est pas tout seul !
Thierry Ménissier :
D’accord !
Alain Lafuente :
Il est dans un certain espace.
Thierry Ménissier :
Même s’il y a des concurrents, on court avec les autres.
Jérémy Damian :
Et puis de la même manière que les danseurs ne sont jamais tout seul, ils sont toujours au moins deux, il y a toujours au moins le sol. Je pense qu’il court avec le tartan par terre, avec les haies, le public…
Alain Lafuente :
L’entourage, le bruit oui je suis d’accord, il y a une espèce de globalité même s’il y a une conscience qui est unique…
Thierry Ménissier :
On est d’accord là-dessus, il y a quelque chose comme ça… le mot dialogue ne convient peut-être pas…
Alain Lafuente :
Il y a un rapport en tous les cas !
Thierry Ménissier :
Oui une relation !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui mais il y a deux choses sur lesquelles je voudrais que vous reveniez, que vous n’avez pas nécessairement développées. Premièrement, Jérémy tu as dit existence et politique et on a bien aperçu la dimension existentielle, mais pour le politique j’aimerais que tu me dises où tu le vois. Et deuxième point par rapport à tout ce que vous dites surtout la dernière dimension évoquée. Finalement, est-ce que du coup à un moment donné dans cette conscience de l’instant aigu, est-ce qu’il faut qu’il y ait une sorte de niveau de conscience collective située, par exemple quand on est quatre en train d’improviser, s’il y en a qui n’est pas dans cette conscience de l’instant…
Alain Lafuente :
Sur l’expérience de la scène c’est intéressant parce que là on parle… comment dire… d’instant précis qui ne sont pas forcément… qui ne durent pas forcément très longtemps, si par exemple sur une représentation qui va durer une heure ou un peu plus ou quelque chose comme ça, il peut y avoir des moments justes puis il peut y avoir des moments moins en adéquation et c’est très intéressant après quand on est sorti de scène, d’échanger et ça permet de voir comment on a senti en fait et il peut y avoir des sensations très différentes selon les gens !
Fabienne Martin-Juchat :
Les sensations de moments de grâce ne sont pas nécessairement au même moment.
Alain Lafuente :
Certes, il n’y a rien d’automatique, mais ils existent aussi ces moments particuliers dans les sports collectifs, pourtant depuis tout à l’heure j’ai l’impression qu’on n’arrive pas à déterminer le bon endroit où ça se joue… en fait, pour moi il y a quelque chose qui est très lié à des expériences méditatives, un endroit où le plus extrême interne, le plus extrême individuel rejoint le collectif. L’image que je voudrais proposer, c’est comme si nous étions des îles, séparées par la mer, mais qu’en dessous des îles il y a un plancher océanique qui relie toutes les îles entre elles.
Jérémy Damian :
Donc pas des îles mais un archipel ?
Alain Lafuente :
Voilà, c’est un archipel : en dessous il y a un endroit de conscience où on peut toucher à quelque chose qui est de l’ordre du collectif. Je ne souhaite pas partir dans des considérations trop ésotériques mais il y a un espace où le plus extrême interne touche à quelque chose de collectif. Et quand on est à cet endroit-là, comme on le sent dans les sports collectifs, ça peut se passer parce que c’est quelque chose qui est réellement partagé entre pratiquants, qu’ils en soient conscients ou non. Il y a quelque chose de l’ordre de la magie, je ne sais pas comment dire ça autrement.
Jérémy Damian :
Oui la pratique à laquelle ça renvoie, c’est la pratique du « Tuning score » de Lisa Nelson donc elle utilise ce mot du tuning, l’accordage…
Alain Lafuente :
Oui
Jérémy Damian :
Et ce qui est très intéressant dans sa pratique, c’est qu’elle se fait le plus souvent les yeux fermés, elle a tout un ensemble d’entraînements autour de l’unisson, il s’agit de savoir comment est-ce que les yeux fermés on va arriver à être à l’unisson, et grâce à cela elle ouvre beaucoup l’imaginaire de ce que être à l’unisson veut dire.
Et je crois que cette pratique de l’improvisation – et là je te rejoins sur l’image de l’archipel que j’ai trouvée très belle -, c’est jusqu’à quel point on est capable de cultiver de plans ou des faces, sous lesquelles et avec lesquelles on va réussir à rentrer en relation et que ces plans et ces faces ce ne sont pas les plans et les faces que l’on apprend à cultiver dans les interactions quotidiennes comme l’explique le sociologue Erving Goffman, dans La mise en scène de la vie quotidienne, tous les rites d’interactions qu’on connait. Ça passe plutôt par des formes de sensorialité que moi j’appelle des formes de sensorialités aberrantes qui font que les yeux fermés, on peut sentir un espace vibratoire entre deux corps, on peut tout à coup avoir une espèce d’acuité à du son, à des bruissements de déplacements de vêtements qui nous donnent accès à tout un paysage qui fait qu’on va pouvoir localiser où est la personne, quel type de mouvement, quel type de tonus. Et moi, c’est une des choses qui me bouleverse dans la pratique de l’improvisation qui est déjà en soi politique, c’est d’arriver à rentrer en relation avec des gens sous d’autres plans que ceux auxquels mon éducation et ma culture m’ont jusque-là entrainés.
Alain Lafuente :
Donc c’est une dimension politique, c’est ça ?
Jérémy Damian :
Oui, politique…
Thierry Ménissier :
Je crois que tu disais que ça engage des choix, lorsque tu parlais de ces aspects tu posais la question : est-ce que je peux me maintenir finalement longtemps en improvisant mon improvisation, à l’infini ? Et tu disais que cela, c’est existentiel et politique, il me semblait que tu voulais dire : c’est politique parce que, forcément tu ne vas pas rentrer dans des collectifs habituels ou triviaux, ça oblige à questionner sans arrêt la pratique, c’est cela que tu voulais dire ?
Jérémy Damian :
En effet, ça rejoint aussi le fait qu’historiquement tous les milieux dans lesquels se sont développées des pratiques d’improvisation libres sont des milieux qui ont cultivé une forme de…
Thierry Ménissier :
de contestation ?
Jérémy Damian :
Oui, de contestation et de subversion d’un ordre ! Politiquement, ce sont des anars ! On n’improvise pas sans repenser le rapport à la norme, aux règles que l’on se donne pour agir ensemble, aux moyens par lesquelles on les établit, etc. Improviser, c’est venir par son action, par un mode de l’action, déstabiliser les normes qui sont en place ! L’esthétique et la politique de l’improvisation se rejoignent là, dans cet état minoritaire, dans le fait d’incarner et de vitaliser des forces de perturbation, de le faire publiquement et de mettre ça en partage.
Fabienne Martin-Juchat :
Tu soutiendrais qu’on ne peut pas structurer au niveau politique un collectif d’improvisateurs qui improvisent leur improvisation ?
Jérémy Damian :
Si, ils sont virulemment déstabilisateurs et perturbateurs, ça donnerait politiquement quelque chose de bien précis. Et après, je ne veux pas idéaliser le milieu, la pratique. Je sens qu’on est en train un peu de décoller là. Je connais de très bons improvisateurs et de bonnes improvisatrices qui savent retourner les situations, perturber les attentes, jouer avec le présent etc., mais qui ne sont pas forcément, en-dehors de leur pratique plus politisé que ça.
Ce dont j’essaie de parler, c’est la manière dont la pratique, son esthétique contient ou déploie déjà une politique dans l’instant où on la met en jeu.
Fabienne Martin-Juchat :
Peut-on construire du social, du bien commun, du collectif avec l’improvisation ?
Alain Lafuente :
Il y a souvent de l’anarchie derrière !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui mais l’anarchie cela peut être une forme politique stable – pourquoi pas ?
Thierry Ménissier :
Dynamique et stable !
Alain Lafuente :
Ça a été beaucoup cassé aussi, ça a été souvent cassé de façon très violente
Jérémy Damian :
Et il ne s’agit surtout pas là de faire celui qui a tiré les leçons. Cela me semble important de ré-expérimenter en permanence, c’est une des forces politiques de l’improvisation que de ramener la dimension expérimentale, l’expérimentation dans le champ du collectif, dans le champ des pratiques, dans le champ des relations, dans le champ de…
Thierry Ménissier :
Des organisations ?
Jérémy Damian :
Oui mais le mot « organisation » est déjà un peu cristallisé. Et là j’ai l’impression qu’on rentre dans une autre forme de politique qui n’est pas celle qui m’intéresse, ce n’est pas là où moi je m’engage et qui est la manière dont il y a une forme d’injonction à l’improvisation aujourd’hui ! Dans la société dans laquelle on vit, c’est une manière par laquelle le néolibéralisme remâche toutes ces valeurs, réintègre à lui-même toutes les critiques qui lui sont externes…
Fabienne Martin-Juchat :
C’est l’improvisation avec l’adaptation…
Jérémy Damian :
Pour moi ce n’est pas de l’improvisation, moi je n’appellerai pas cela de l’improvisation !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui : associer le néolibéralisme à l’improvisation je trouve que c’est une méconnaissance de ce qu’est l’improvisation ! Dans le néolibéralisme, on demande plus de l’adaptation permanente ou de la flexibilité.
Jérémy Damian :
Oui tout-à-fait. On le voit bien par exemple quand on regarde la plupart des articles écrits en sociologie sur la notion de l’improvisation organisationnelle justement. C’est tout sauf de l’improvisation : on se pose la question de comment est-ce qu’on va faire quelque chose qu’on sait faire mais dans une situation qui nous déborde, ce qui est radicalement différent de tout ce dont on a discuté depuis tout à l’heure.
Alain Lafuente :
Puisqu’on fait quelque chose qu’on sait faire, c’est ça ?
Jérémy Damian :
On fait quelque chose qu’on sait faire simplement le contexte nous dépasse, nous perturbe et vient mettre du chaos. Il y a plein de textes là-dessus pour gérer les situations d’urgence ! Est-ce que c’est de l’improvisation ? Pour ma part, je ne le pense pas, il s’agit de comment est-ce qu’on va réussir à remplir un cahier des charges et à suivre un déroulé.
Si j’idéalise un peu, improviser revient au contraire à se disposer à pouvoir faire, à plusieurs, bien faire ce que l’on ne sait pas faire ou ce que l’on ne savait pas que l’on ferait. J’emprunte ici une formule de François Deck, c’est une mutualisation de nos compétences et de nos incompétences.
Thierry Ménissier :
Ce qui nous intéresse aussi, c’est de savoir s’il y a dans les pratiques d’improvisation, dans les formes d’improvisation, de quoi transformer la société sachant que par ailleurs ces pratiques peuvent être réutilisées dans un sens de préservation de cet environnement qui à tendance à s’écrouler ? Est-ce qu’il y a quand même quelque chose qui fait que les collectifs subversifs, qui réinventent leur normes ne sont pas contre les normes mais veulent les réinventer, dans les expériences toujours particulières – est-ce que ces organisations ont tout de même une leçon à donner sur le plan politique si on les observe comme il faut les observer ?
Jérémy Damian :
Alors là j’ai un contre-exemple si je peux me permettre, enfin pas un contre-exemple à ce que tu dis mais un contre-exemple à ce que pourrait être une dimension politique un peu émancipatrice de pratique d’émancipation et de collectif d’improvisateurs c’est une série dont vous avez peut-être déjà entendu parler qui s’appelle « The walking dead ». C’est une série, dans le premier épisode il y a un type qui se réveille et en fait le monde a été ravagé, il n’y a plus que des zombies partout. C’est une série qui est assez intéressante parce que la première et la deuxième saisons traitent du sujet : comment est-ce qu’un petit groupe d’individus, de personnes, comment est-ce qu’une communauté entretient le fait d’être humain au moment où ils ont besoin d’être barbares pour pouvoir survivre !
Thierry Ménissier :
C’est une robinsonnade extrême !
Jérémy Damian :
Justement au début c’est très intéressant parce qu’il y a une réflexion politique là-dessus… robinsonnade, oui, sauf que dans les saisons qui suivent c’est l’état de nature, c’est l’état de guerre de tous contre tous, et la série devient de plus en plus navrante au sens où ils traversent saisons après saisons, mois après mois, je ne sais pas exactement quelle est la temporalité, ils n’apprennent rien, la seule chose qu’ils apprennent c’est leur instinct de tuer pour pouvoir sauver leur peau.
Thierry Ménissier :
On a la même histoire avec la trilogie Mad Max qui d’ailleurs est intéressante voire importante, surtout à l’époque assez ancienne où elle a commencé, en 1979. C’est extrêmement intéressant dans l’intention, mais au final, au fil des épisodes, bien plus décevant que le dernier des westerns qui réfléchit là-dessus aussi, en utilisant les thèmes du Far West comme moments de retour à l’état de nature.
Jérémy Damian :
Oui alors état de retour à l’état de nature et aussi état de rencontre de formes de sensibilité autres…
Thierry Ménissier :
Comme avec les animaux ou les plantes…
Jérémy Damian :
…Qui ont d’autres sensibilités. Or dans la série que je mentionnais les personnages ne cessent de passer à côté de toutes les belles occasions qu’ils pourraient avoir collectivement de construire des savoirs qui leur permettraient de survivre dans les ruines.
Thierry Ménissier :
Et pourquoi est-ce un contre-exemple ?
Jérémy Damian :
Parce que c’est un collectif de personnes qui a l’air de devoir improviser sa survie et qui d’une certaine manière la réussit très bien parce qu’ils arrivent à survivre, mais qui échoue lamentablement du point de vue politique à mon sens dans les manières dont ils y arrivent. Ils ne construisent rien, ne co-construisent rien, ne partagent et n’élaborent rien ! Ils tuent, et deviennent une espèce de milice sur-entrainée, crypto-fasciste.
Thierry Ménissier :
Il me semble que cela consiste à demeurer prisonnier du mythe même de Robinson Crusoé tel que son inventeur, l’écrivain anglais Daniel Defoe, l’a développé au début du XVIIIème siècle. Il était très inspiré par l’œuvre du philosophe libéral John Locke, lequel estime que, revenu à l’état de nature on retrouve nécessairement les éléments de base qui vont permettre de construire une vie décente et civilisée, à savoir, les moyens de l’exploitation légitime de la nature par l’intermédiaire (pour chaque humain) du « travail de son corps et l’ouvrage de ses mains ». Le mythe de Robinson contient ces éléments, j’ai essayé de le montrer dans un article. Rousseau s’en est d’ailleurs inspiré et il évoque plusieurs fois à ce propos « le sage Locke ». Le problème est que l’un comme l’autre ont établi la dignité de la vie humaine sur le principe de la propriété privée. Rousseau a bien tenté de remettre cela en question, on le voit par exemple dans un autre texte fondateur pour la modernité, Émile ou De l’éducation, mais peut-être est-il demeuré prisonnier d’autres aspects de la pensée moderne. Rousseau développe une forte idée de la nature, force qui est auto-constitutive, il suffirait donc de suivre la nature pour que finalement l’humain s’émancipe – finalement cela pose un problème, puisque le seul moment où il y aurait de l’improvisation ce serait plutôt dans la mobilisation collective et politique qui précède l’expérience de la volonté générale.
Jérémy Damian :
Oui mais de quelle volonté générale ?
Thierry Ménissier :
Justement, je veux évoquer une forme d’expérience, qui ne concerne pas les principes tel que l’ouvrage Du contrat social les énonce. Une forme d’expérience qui est décrite plusieurs fois dans l’œuvre de Rousseau, celle d’un collectif sensible qui se « mobilise », c’est-à-dire qu’il se met en mouvement tout en se constituant comme collectif lorsque par exemple il entend de la musique, en joue lui-même et se trouve à l’unisson. On découvre par exemple une telle description dans un passage de la Lettre à D’Alembert sur les spectacles. Je fais partie des lecteurs qui considèrent que Rousseau, quand il écrit sur le contrat social, en a surdéterminé le concept, qu’il a substantialisé le concept de volonté générale – qui devient une forme de mythologie politique, tandis que par ailleurs certaines expériences qu’il évoque sont très intéressantes à propos de la mobilisation d’une foule, qui qui n’est pas une foule influençable et régressive telle que l’évoque Gustave Le Bon dans sa Psychologie des foules, mais au contraire une foule enthousiaste et je pèse bien la portée de ce mot, autant qu’heureuse. Et en fin de compte ce sont toujours des gens qui dansent leur mise en mouvement. Il ne faut jamais oublier que Rousseau, qui est par excellence le philosophe de la sensibilité corporelle, était également musicien. Alors s’il m’arrive de penser qu’en politique on ne peut parler d’autres choses que d’expériences alors qu’on a toujours tendance au contraire à considérer les principes théoriques ou idéologiques, il faut considérer que dans ce genre de moments se joue peut-être des mouvements improvisés politiquement très importants, bien que l’on ne puisse pas prédéterminer leur surgissement ni anticiper leur fécondité.
Fabienne Martin-Juchat :
Ce retour à une sorte de naturalité ou de nature, on peut donc le voir aussi comme dérive de la pensée de l’improvisation ! Le fait de désapprendre, se détacher des normes, des codes…Par l’improvisation, avez-vous l’impression d’avoir désappris ce que vous aviez acquis par votre éducation ? D’être davantage naturels ?
Alain Lafuente :
Non pas du tout, non non !
En fait, quand il s’agit de lâcher prise, d’oublier, de faire le vide en fait pour s’accorder au moment présent, de laisser naitre ce qui bouge, cela ne veut pas dire que tu oublies tout ce que tu es… ce n’est pas du tout un retour à un état originel indifférencié et paradisiaque ! Dans ces moments-là on est pleinement là, avec son histoire. Si Bare Phillips jouait du Bach, c’est parce que ça fait partie de lui, de son apprentissage de l’instrument, de sa culture musicale… ce vide là ce n’est pas un retour en arrière et ce n’est pas refuser sa propre histoire…
Fabienne Martin-Juchat :
Du coup par rapport à cette histoire de nature et culture, on pourrait dire au-delà du rapport entre codes et improvisations, qu’il y a peut-être à dépasser des logiques de positions, entre d’un côté un monde politique, structuré, normé, organisé et de l’autre une logique anarchique quand on est dans l’improvisation…
Alain Lafuente :
Enfin, même dans les États constitués et vu l’état de notre démocratie, il y a des moments où les politiques sont en train d’improviser allègrement… dans un sens qui n’est pas forcément toujours positif ! C’est-à-dire que ça peut être un peu n’importe quoi ! Ils ont des façons de réagir dont on n’a pas l’impression que cela provienne vraiment d’une construction ou d’un plan à long terme…
Jérémy Damian :
Ce sont des réflexes !
Alain Lafuente :
Oui, il y a des réactions qui sont vraiment de l’ordre du réflexe, de l’ordre de…
Jérémy Damian :
…De la défense !
Alain Lafuente :
Ou de la manipulation… Dans les organisations en tous les cas et notamment en politique, il y a la part de l’improvisation, comment dire, un grand homme politique, quelqu’un comme De Gaulle, à des moments précis, cela devait bien être un grand improvisateur ! Le moment où en 1940 il décide de partir à Londres…je pense qu’il n’avait pas tous les éléments et qu’il y a vraiment quelque chose de l’ordre de… je ne sais pas… je sens que c’est par là le fil, je tire le fil et que c’est par là que ça va passer…
Thierry Ménissier :
Il y a donc un opportunisme de De Gaulle…
Alain Lafuente :
Probablement, je ne connais pas suffisamment !
Thierry Ménissier :
…et en même temps quelqu’un qui par ailleurs a des très fortes convictions religieuses, catholiques, et est mû plus par une morale qu’une simple éthique. Et ça, ça impose une autre forme de contrainte, qui peut se traduire par un amour de l’ordre. Cela produit fait une forte injonction chez lui ce qu’il le fait disjoncter par moment, quand par exemple il s’enfuit à Baden-Baden lors des événements de mai 1968…
Alain Lafuente :
Justement, c’était à ça que je pensais…
Thierry Ménissier :
Devant le désordre qu’il ne peut gérer, il redevient le chef d’état autoritaire – dans cette ambiguïté, c’est intéressant de penser à De Gaulle du point de vue de l’improvisation…C’est en tout cas une personnalité politique qui a vécu l’histoire en tout cas ça on ne peut pas le nier !
Alain Lafuente :
Pourquoi j’ai pensé à De Gaulle… à un moment je crois qu’il a pris des décisions tout seul, si je ne me trompe pas, c’est quelqu’un qui pouvait se retirer, seul, rester une heure, seul. Quand il sortait, il avait pris des décisions. Il faisait ça même s’il avait consulté pleins de gens avant, ce qui fait qu’il avait une forme d’imprévisibilité. Les gens à ses côtés étaient plutôt en train de courir derrière essayer de comprendre ce qu’il faisait !
Dans cet état là je pense qu’il était dans des formes…il pouvait être dans des formes d’improvisation ! Mais je pourrais dire, probablement, sans en savoir plus mais c’est quelque chose comme chez Hitler aussi, je pense que c’est quelqu’un aussi qui pouvait avoir ce type de comportement ! Imprévisible !
Fabienne Martin-Juchat :
Est-ce que tu es en train de dire finalement que ceux qui ont des grands destins politiques sont des grands improvisateurs ?
Thierry Ménissier :
On parle de personnalités autoritaires quand même !
Alain Lafuente :
Là je parle de personnalités autoritaires, c’est pour prendre le contrepoids… le contrepied de l’anarchie en fait !
Thierry Ménissier :
Le chef peut s’isoler pour prendre une décision c’est quand même bien qu’il y a un corps d’État avec des relais, des pouvoirs intermédiaires…
Alain Lafuente :
Et il faut qu’ils le tiennent bien d’ailleurs !
Thierry Ménissier :
C’est pour ça que la décision, l’entrainement syndical, le conseil ouvrier c’est plus compliqué et implique la délibération, la pluralisation qui permet de saisir davantage de possible, c’est différent, structuré différemment…
Alain Lafuente :
Mais alors est-ce que l’improvisation est possible dans ces structures-là ? J’ai fait partie des coordinations d’intermittents et j’ai pu constater qu’improviser c’est compliqué, voire quasi impossible, au niveau de l’action en tout cas.
Jérémy Damian :
Mais en tous cas ce qu’on constate dans l’improvisation en contact improvisation c’est le fait de se prendre ça dans la gueule, et ce que je disais tout à l’heure le sujet c’est comment est-ce que tu arrives à ne plus en faire un phénomène psychologique qui est en train de t’arriver, mais comment ça devient après un matériau. Il faut s’appuyer dessus… et ne pas le cacher. Tu viens avec tout ce que tu as là et tu ne caches rien, c’est cette espèce de dépouillement complètement plein de tout…
Thierry Ménissier :
C’est bien ce qui peut être particulièrement difficile dans le contact improvisation…
Alain Lafuente :
Oui parce que quand tu parles de difficulté à accepter cette situation, la solution, si tu veux t’en servir comme appui, il faut qu’il y ait non-jugement.
Jérémy Damian :
Oui !
Thierry Ménissier :
Donc il faut un collectif où il y a la confiance…et alors c’est un espace sans violence.
Jérémy Damian :
C’est d’ailleurs une des formes d’entrainement des improvisateurs c’est d’avoir des trucs pour stimuler la confiance, par exemple tu te jettes en arrière et il y a quelqu’un qui te rattrape.
Alain Lafuente :
Oui bien sûr pour avoir confiance dans l’instant !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui Jérémy j’ai bien lu dans ta thèse ce point très intéressant que tu soulignes quand tu dis que dans la pratique du contact improvisation tu peux accepter de te jeter sans savoir si on va te rattraper. Qui assume alors la responsabilité du fait qu’on te rattrape ou pas quand tu te jettes dans le vide ? C’est un point vraiment délicat !