« L’improvisation est pour moi une démarche d’ouverture des potentialités humaines… », Emmanuel Grivet
« Cette improvisation-là et la créativité au travail, s’il y en a, ce sont tous ces ajustements en partie intuitifs, en partie liés à des routines incorporées, en partie liés à des rebonds institutionnels, organisationnels, possibles. », Valérie Lépine
Disponibilité et sensibilité : les fondements de l’improvisation
Thierry Ménissier :
Nous avons choisi de vous réunir pour cet entretien improvisé sur l’improvisation avec l’idée que tous les propos sont autorisés. Notre travail, Fabienne et moi, consiste seulement à mettre l’accent sur les choses qui nous semblent intéressantes, c’est à vous d’être créatifs !
Emmanuel Grivet :
D’accord !
Valérie Lépine :
D’accord, et je peux peut-être partir de ce que j’ai vu de ton travail, parce que le professionnel de l’improvisation ici, c’est toi ! Si tant est, n’est-ce pas, qu’on puisse être un professionnel de l’improvisation, je me suis posée cette question ! Comment est-ce qu’on peut être un professionnel de l’improvisation ?
Emmanuel Grivet :
Je ne me définirais pas du tout de cette façon-là !
Valérie Lépine :
Ah d’accord ! Donc on reviendra là-dessus… mais à propos des vidéos que j’ai vues, je te parlerai peut-être de ce que j’ai perçu dans tes textes après…j’ai senti dans ce que j’ai vu des moments que je qualifierais d’intranquillité et je me suis dit « est-ce que l’improvisation, ce ne serait pas quelque chose de l’ordre de l’intranquillité ? », qu’est-ce que tu en penses ?
Emmanuel Grivet :
Je ne sais pas comment je peux répondre, parce que je ne sais pas trop ce qu’est la tranquillité !
Valérie Lépine :
La tranquillité ou l’intranquillité ?
Emmanuel Grivet :
La tranquillité !…Dans la mesure où être en mouvement, peut-être quel que soit le mouvement, ou en tout cas le mouvement non-déterminé, c’est être dans un flux. Et ça s’oppose presque déjà pour moi à la tranquillité ! J’entends l’intranquillité dans le sens de quelque chose qui bouscule ou qui dérange.
Valérie Lépine :
Alors peut-être il faut que je précise ce que j’ai perçu dans intranquillité…Pas quelque chose qui dérange mais comme un oiseau, tu vois un oiseau, un petit moineau ça a toujours des mouvements très vifs et c’est toujours hyper-vigilant ! Et un oiseau, sauf quand il dort mais on le voit rarement comme ça, il est toujours dans cette espèce d’alerte au monde ! Et dans les vidéos que j’ai vues, dans les mouvements que j’ai vus, j’avais cette impression d’intranquillité parce que toujours en alerte, vigilant, prêt à réagir au monde en permanence…
Emmanuel Grivet :
Alors là oui ! Si c’est dans ce sens-là, complètement d’accord, c’est-à-dire que c’est une sorte d’attitude qui consiste à être sur le qui-vive…
Valérie Lépine :
Oui c’est ça le qui-vive, mais avec le « vive » qui est là ! Mais un « vive » qui te met quand même toujours un peu sur le fil, tu vois, pas tranquille !
Emmanuel Grivet :
Le qui-vive c’est être tout le temps en attention extrême et très sensible à tout ce qui peut advenir dans l’environnement. De fait, en improvisation à plusieurs, cet aspect est central. Central est le fait d’être suffisamment disponible et ouvert pour être présent à toutes les sollicitations environnementales, qu’elles soient de l’ordre des sensations intérieures, de l’ordre de la relation avec les partenaires ou de l’ordre de l’environnement musical ou lumineux… Qu’elles soient de l’ordre évidemment de la dynamique des partenaires… J’entends par là la dynamique de mouvements mais aussi la dynamique intérieure, les émotions, les états, les projections… Et la façon dont chacun des acteurs s’approprie ce qui est en train de se dérouler, la situation globale… Donc oui, je rejoins complètement, en tous cas j’entends tout à fait ce que tu dis !
Valérie Lépine :
Une autre chose que j’ai perçue… c’est peut-être ce dont tu parles quand tu dis danser avec l’autre mais aussi avec le public…moi j’étais dans la position de ce public et en regardant ces performances je ne savais pas ce qui était improvisé et ce qu’il ne l’était pas et à la fin je me suis demandée effectivement qu’est-ce qui là-dedans est complètement improvisé ou qu’est-ce qui ne l’est pas ! Et du coup si je fais résonner cela avec mes propres préoccupations autour de la question des compétences, je me dis que la compétence c’est quelque chose qui est validé par l’autre. De l’extérieur, enfin dans un certain nombre d’acceptions de ce terme-là ! Comment est-ce qu’on peut finalement authentifier, quelque chose qui n’est pas visible à l’œil nu pour celui qui n’est pas spécialiste du mouvement dans lequel tu improvises ? Tu vois c’est difficile parce qu’il y a quand même une technicité derrière, une pratique, et j’imagine tout un vocabulaire de mouvements ! C’est difficile de cerner l’improvisation du mouvement anticipé en fait !
Emmanuel Grivet :
Je vais aller dans ton sens avec une anecdote. Il y a quelques années quand j’ai commencé cette démarche j’ai présenté une pièce, je pense ça devait être à Toulouse, et il y avait dans le public une ancienne chorégraphe, aujourd’hui directrice du pôle de formation des professeurs de danse au Conservatoire. À la fin de la représentation, alors qu’il s’agissait d’une pièce très improvisée, en tous cas dans la gestuelle, elle est venue me voir et m’a dit « tu as une très belle écriture chorégraphique » !
Valérie Lépine :
Et tu avais improvisé ?
Emmanuel Grivet :
Il n’y avait aucun mouvement écrit. Je lui ai donc dit « merci beaucoup, mais il faut que tu ailles dans la loge le dire aux danseurs parce que c’est complètement improvisé ! ». Donc même quelqu’un qui a un œil aiguisé, qui a travaillé dans la chorégraphie, n’est pas toujours capable de repérer ce qui est improvisé et ce qui ne l’est pas ! C’est une chose qui m’intéresse : je ne suis pas certain, je le dis de cette façon-là mais je pourrais le dire de façon plus affirmative, qu’il existe une différence de nature entre l’improvisation et l’écriture. C’est une question qui se pose à nous depuis très longtemps, depuis que nous avons, quelques-uns en France, entamé cette démarche. Dans les années 1990, à la fin de ces années-là et début des années 2000, il était assez spécifique et assez rare de présenter sur scène des pièces, comme nous le faisions, dans lesquelles l’improvisation avait une grande part.
Valérie Lépine :
Quand tu dis « nous »… ?
Emmanuel Grivet :
Je dis « nous » parce que ce fut un parcours partagé avec Yann Lheureux, un autre chorégraphe, et nous avons collaboré ensemble pendant les quatre premières années de cette démarche de recherche, en coproduisant des pièces avec nos deux compagnies. C’est donc un « nous » qui inclut Yann. Pour revenir au propos, dans un premier temps nous avions convenu de l’annoncer : nous indiquions donc sur les programmes que les pièces étaient improvisées. En retour nous avions des personnes qui nous disaient « ah ! moi j’aurais bien aimé ne pas le savoir et regarder la pièce comme je regarde n’importe quelle pièce » ! Alors nous avons décidé de ne plus l’indiquer. Il y avait alors des personnes qui savaient et d’autres qui ne savaient pas, mais nous avons reçu des retours de gens qui nous disaient « ah bon, c’était improvisé… J’aurais bien voulu le savoir pour sentir et voir l’émergence…» ! De fait on retrouve cette dialectique dans laquelle finalement le regard du spectateur s’inscrit toujours dans l’information plus ou moins large qu’il a reçue préalablement à la représentation, mais laquelle au fond n’a pas grande importance. Finalement ce qui est important, n’est-ce pas que la pièce soit intéressante ? Que chacun puisse y entrer, ou le plus de monde possible, et toucher peut-être ce que nous y avons mis, ou ce que nous avons eu envie d’y mettre ? Finalement cette différence entre improvisation et écriture elle n’est pour moi pas si tranchée que ça !
Je pourrais aussi le dire d’une autre façon parce que c’est intéressant. En élargissant un peu le champ du regard, toute activité, toute activité quotidienne, s’inscrit en permanence à la fois dans un cadre que l’on connaît tel que : « je me lève ce matin, je vais sortir, prendre ma voiture et aller à la compagnie ». Et en même temps elle est aussi totalement improvisée parce qu’inévitablement il se passe des choses inconnues sur le trajet, parce que mon état est particulier ce matin-là, parce que c’est différent du même parcours hier etc… Donc cette forme dite d’improvisation, nous la pratiquons tous les jours depuis toujours ! Nous sommes en permanence dans cette situation d’être engagés, entre guillemets, dans quelque chose « inscrit » ou « prévu », en tous cas partiellement… on peut dire « canalisé ». Et à l’intérieur de ce canal il y a de l’inconnu. Qui peut être très complet, ou plus ou moins complet… Mais en tous cas que je peux considérer comme très ouvert en termes du comment je vais le traverser, dans quel état, si je regarde la situation de façon globale ou si je regarde plutôt les détails. De ce fait, la notion même d’improvisation reste à interroger.
Valérie Lépine :
Oui finalement où se trouve la frontière… alors je vais peut-être dire les choses de façons un peu brutale, ne te sens pas bousculé par ma manière de les formuler…En regardant les pièces qui montraient une sorte de performance du corps ou de mouvement, de vocabulaire lisible ou interprétable par ceux qui étaient éventuellement spécialistes pour décoder si c’est de l’improvisation, de l’écriture ou non, je me suis dit : est-ce que finalement dans ce jeu d’improvisation entre eux, ils ne sont pas dans un entre-soi ou quelque peu dans leur zone de confort parce que finalement la scène est délimitée, les danseurs dansent ensemble depuis longtemps, la musique probablement on la connait d’avance… je me suis demandée s’il n’y avait pas une forme de trucage tu vois ? Parce que cette improvisation à l’intérieur de ce cadre qui nous est tellement familier, on peut improviser comme moi je peux dire que j’improvise ma douche du matin parce que je suis dans un cadre familier si tu veux ! Mais est-ce qu’on est encore dans de l’improvisation finalement ? Ou dans un vocabulaire qu’on manie tellement bien qu’on peut le faire jouer dans tous les sens mais pour moi on reste dans sa zone de confort d’une certaine manière…enfin je me suis posée la question : est-ce qu’il y a un certain confort finalement à être dans cette si grande maitrise ou peut-être ce n’est pas vécu comme ça… ?
Emmanuel Grivet :
D’abord, pour répondre à ce que tu dis sur ce que l’on connait ou ce que l’on ne connait pas, nous proposons aussi des improvisations, des pièces ou des performances improvisées, en dehors du cadre du théâtre, dans lequel l’espace n’est pas délimité. Très souvent la musique ou la bande-son, bruitage ou autre, est aussi improvisée, et les danseurs ne connaissent pas forcément le son à l’avance et parfois pas du tout. De fait donc, cette « zone de confort » elle est en permanence remise en question. Ensuite, sur le fait qu’effectivement on se connaisse, qu’il y ait un langage commun quelque part, un passé, c’est vrai pour le travail de compagnie, mais ça ne l’est pas pour les performances.
Valérie Lépine :
Ce que tu appelles le travail de performance… ?
Emmanuel Grivet :
Je prends l’exemple qui est assez parlant de la pièce qui s’appelle Improbabilité et Imposture. Pour celle-ci je demande à l’organisateur qui nous invite de me donner le nom de deux ou trois danseuses de la région ou du festival qui ont au moins un goût pour l’improvisation. Nous nous présentons alors avec l’une d’entre elle devant les spectateurs en les prenant à témoins que « nous sommes désolés, c’est un quatuor qui est annoncé mais malheureusement nous ne sommes que deux… La seule solution pour ne pas annuler la pièce est qu’il y ait deux personnes du public qui nous rejoignent » ! Le résultat, et c’est ce qui m’intéressait, est la mise en jeu sur un plateau de danse et pour vingt minutes, de quatre personnes qui n’ont jamais dansé ensemble, qui ne savent rien du travail les unes des autres et qui même ne se connaissent pas. Je pense que là, nous sommes dans quelque chose d’un autre ordre, pour répondre à la question sur le confort… Alors oui, la musique est un peu calée, mais je suis le seul à la connaître. Il y a donc une forme mais en même temps quand même beaucoup d’inconnu, en tous cas pas une zone de confort ! Ainsi mon expérience avec l’improvisation inclut aussi bien des pièces reprises et traversées plusieurs fois avec les mêmes interprètes, que ce type de propositions. Que j’ai développé en Corée, au Mexique comme en Israël ou en Tunisie… parfois donc de plus, avec des personnes de cultures différentes ! Ce danger donc, ma pratique le détourne de fait…
Valérie Lépine :
Tu dis des gens dans le public ce sont des gens qui ne sont pas danseurs ?
Emmanuel Grivet :
Pour répondre il faut s’imaginer soi-même dans cette situation là… Si tu y vas c’est que tu penses que tu as quelque chose à y faire !
Valérie Lépine :
Ce sont donc des volontaires que vous faites venir ?
Emmanuel Grivet :
Bien sûr !
Valérie Lépine :
Ce n’est pas « je désigne vous, Madame » ! (rires)
Emmanuel Grivet :
Non je ne me permettrais pas ça (rires) et ça ne marcherait sans doute pas ! Non, c’est juste dire : « voilà, pour que nous n’annulions pas la pièce il faudrait que deux personnes viennent nous rejoindre » et je prends alors effectivement cinq minutes sur le plateau pour leur expliquer un petit processus de départ et après c’est parti ! La zone de confort est quand même loin… Ou alors c’est que nous avons acquis un confort suffisant dans des circonstances inconnues et très très variées… Ou alors cela remet en question la notion même, et il faut définir ce que l’on appelle confort !
Valérie Lépine :
Oui moi je mettais dans confort l’idée que finalement il reste un public puis des performeurs et que le cadre est posé avec des experts et des profanes, je pense à ça parce que dans une des vidéos il y a une performance avec une danseuse et ça se passe au beau milieu des gens, vraiment, et en fait je me suis demandée : est-ce que vous iriez les chercher pour faire quelque chose avec eux et en fait non ça ne se produit pas…
Emmanuel Grivet :
Dans celle-là non, mais ça arrive dans d’autres ! Dans cette pièce qui s’appelle Trois duos il y a une séquence dans laquelle je suis en duo avec un musicien et dans laquelle j’invite deux personnes sur scène…Il y a donc aussi des projets dans lesquels nous entrons vraiment en interaction ! Ce qui donne tout le goût de la relation… C’est en tout cas un aspect qui m’intéresse beaucoup : comment fait-on pour inviter quelqu’un qui n’est pas venu pour ça, à se sentir à l’aise et à rejoindre l’action ? Le dispositif est super important, ainsi que l’état et évidemment mon intention : pourquoi est-ce que je fais ça ? Est-ce dans une perspective provocatrice, dans une perspective de mettre en porte à faux ou de rendre un peu grinçante la situation ou est-ce dans celle de les inviter à rejoindre un propos… Il y a nécessairement dans ces différentes orientations des enjeux différents et c’est à cet endroit que la relation est importante et intéressante : c’est-à-dire au service d’une proposition artistique.
Valérie Lépine :
Est-ce que tu as déjà rencontré des refus dans tes invitations à rentrer dans le mouvement, est-ce qu’il y a des résistances ?
Emmanuel Grivet :
Très très rarement ! Sans doute parce que nous avons développé, à travers cette pratique et cette démarche, une qualité d’écoute à la fois de l’état de la personne et de la relation possible. Nous savons très bien que l’on ne s’approche pas de quelqu’un de la même façon selon l’état que l’on perçoit de cette personne : de quelqu’un en colère ou dont on sent une tension intérieure, de la même façon que d’une personne réceptive et détendue. À la première je ne vais pas aller claquer la bise d’entrée ! Cela passe dans la vie quotidienne un peu inaperçu parce que souvent inconscient mais, à travers le travail de l’improvisation et encore plus en situation de spectacle, c’est pour nous extrêmement sensible.
Valérie Lépine :
Oui tu parles de conscience corporelle dans un de tes textes !
Emmanuel Grivet :
Oui.
Valérie Lépine :
Et d’attention aux états émotifs, émotionnels ? Comment tu dirais que tu as développé ça parce que finalement on est plus ou moins capable de lire ou de sentir l’état de l’autre justement !
Emmanuel Grivet :
J’aurais tendance à dire que c’est un équipement humain qui est par exemple complètement présent chez les jeunes enfants et qui est étouffé, en tous cas pas du tout valorisé, dans l’éducation occidentale. Et donc nous nous sommes demandé comment se réapproprier ces capacités qui sont en nous mais recouvertes ou oubliées. Je prends souvent un exemple, dont nous avons fait l’expérience de façon totalement imprévue et inattendue dans la compagnie. Lors d’une résidence de création, il m’avait été demandé de faire une répétition publique avant la représentation. Il y avait donc là des gens qui venaient, certains simplement curieux, d’autres intéressés par la proposition, par l’improvisation etc. Nous expliquions comment nous fonctionnions, comment nous travaillions… Le sujet est venu sur « comment s’entendent les danseurs pour danser ensemble » et à un moment quelqu’un a demandé : « est-ce qu’on peut faire un unisson instantané ? ». J’ai répondu que je ne savais pas mais j’ai demandé à deux danseuses si elles voulaient bien essayer. Le résultat a donné un moment où elles étaient effectivement très ensemble, comme si cela avait été prévu, travaillé… C’était une surprise pour moi, je ne savais pas ce que ça pouvait donner, nous n’avions jamais encore exploré cette possibilité. Mais bien sûr, c’est une compétence qui se retrouve dans les bancs de poissons par exemple, qui sont en train de flotter comme ça en groupe dans un ruisseau, et tout d’un coup « pouf » tout le monde s’en va à gauche… Ou les nuages d’oiseaux, où l’on peut voir plusieurs milliers d’individus changer instantanément de direction tous ensemble… Il n’y a pas un copain qui dit « hey les gars, par là ! ». (rires) Je comprends qu’il y a une sorte de trame derrière cette capacité, une sensibilité aux autres, à l’ensemble, qui permet qu’à un moment ils vont tous changer de direction en même temps !
Valérie Lépine :
Tu dis c’est un équipement humain qui est un peu perdu ou étouffé…comment ça peut se retravailler ou se retrouver ?
Emmanuel Grivet :
Je crois que le plus important est la confiance et l’acceptation que cela existe, l’absence d’inhibition, face à ces capacités. Il faut réussir à éviter de se dire que ça n’existe pas, que ce n’est pas possible, qu’on ne peut pas y arriver.
Valérie Lépine :
Tu dis la confiance et l’absence d’inhibition ça pose la barre assez déjà haut ?
Emmanuel Grivet :
Oui ça met la barre assez haut en effet. Cette pratique ramène une partie de notre… j’ai dit équipement, ce n’est pas un très beau mot, je veux parler de notre potentialité humaine à un niveau conscient. Cette capacité à refaire surgir des aptitudes, des qualités, des sensibilités, des puissances aussi et des potentialités qui appartiennent à l‘espèce humaine et que l’on peut observer très nettement dans certaines tribus ou certaines populations qui sont restées proches de la nature, plus distantes de la technologie. Ce qui m’a captivé dans l’improvisation, au-delà de l’aspect artistique, c’est précisément quelque chose de cet ordre : me re-questionner et redévelopper des potentialités humaines que je n’imaginais pas exister.
Valérie Lépine :
Tu pensais qu’elles n’existaient pas ?
Emmanuel Grivet :
Je ne me posais pas la question en tous cas…même dans l’apprentissage. Mon expérience la plus claire autour de cette question, est le fait d’avoir passé je ne sais pas combien de mois ou en tout cas de semaines à apprendre à faire un tour piqué. Je le répétais encore et encore, sur place, tout seul ou avec un professeur, devant la glace ou sans, et voilà : l’axe n’était jamais droit, et l’équilibre jamais là à la sortie ! Jusqu’au jour où je me suis dit « mais en fait tu as un axe, essaye tout simplement de tourner autour ». À compter de ce jour je n’ai plus eu aucun problème avec les tours… J’ai compris l’expérience comme juste une remise de moi-même à un endroit de confiance et comme un changement de croyance. Parce que j’avais cette croyance que cela allait être difficile, que je n’allais y arriver qu’en travaillant beaucoup… Cette bascule qui a fait qu’en changeant mon regard sur l’apprentissage de cette technique très simple, « pouf » (claquement de doigt) tout d’un coup la capacité a été là ! Cette expérience, faite sur cet aspect technique précis, m’a beaucoup marqué, mais je l’ai retrouvée ensuite dans bien d’autres apprentissages…
Valérie Lépine :
Les participants qui viennent au stage que tu organises, tu penses qu’ils viennent déjà avec cette idée d’exploiter un potentiel ou de renouer avec des choses qu’ils attendent ?
Emmanuel Grivet :
Non, non… bien sûr que non ! Je suis très vigilant à proposer les stages dans un cadre où le propos est d’aborder et développer les techniques de l’improvisation, l’aspect technique étant la seule chose annoncée que je me propose de transmettre. Par contre selon où en sont les personnes de leur parcours et de leurs recherches, d’autres éléments et des questions de cet ordre être abordés et parfois verbalement et consciemment. Avec d’autres personnes ce seront des questions de relations qui peuvent se transformer… Quelqu’un m’a dit par exemple « ce stage m’a ouvert une compréhension de mes difficultés de relations ».
Mais ce n’est pas quelque chose que je travaille en tant que tel, ce n’est pas mon propos. Par contre j’assume complètement le fait qu’effectivement, et je le sais par expérience autant que par ce qui s’est développé dans notre groupe, la démarche de l’improvisation, telle que je la pratique et transmets, touche des éléments plus profonds, plus intérieurs. Donc si avec certaines personnes la discussion ou l’intérêt viennent sur ces champs, je n’évite pas l’échange, mais ce n’est pas ce que j’apporte dans les stages. Les gens viennent avec des motivations extrêmement différentes : certains pour la danse, d’autres plutôt pour une recherche sur eux-mêmes, ou pour une libération gestuelle, corporelle… il y a de multiples motivations. Je peux juste constater que des personnes qui suivent cette pratique de façon régulière ou depuis assez longtemps, ouvrent petit à petit des portes, comme nous l’avons fait nous-mêmes dans notre parcours, concernant de plus larges dimensions.
Valérie Lépine :
Tu dis ce n’est pas mon propos mais c’est quoi ton propos parce que tout à l’heure j’ai parlé de professionnel de l’improvisation tu m’as « non ça ce n’est pas moi » (rires), alors finalement qu’est-ce que tu dirais ?
Emmanuel Grivet :
Mon propos en stage, et c’est la proposition qui est faite, est le développement des techniques de l’improvisation en danse.
Valérie Lépine :
Pas en stage, ton propos entant que créateur…
Emmanuel Grivet :
Ah ! Mon propos en tant que créateur ?
Valérie Lépine :
Oui pourquoi l’improvisation, c’est quoi ce propos-là pour toi ?
Emmanuel Grivet :
Je crois que c’est issu de mon histoire… D’abord parce que je peux repérer dans mon parcours que le mouvement est présent dans ma vie depuis toujours, en tous cas depuis que j’ai une certaine conscience, on va dire vers 7 ans. J’ai commencé à jouer au football à 7 ans et ça a été un très grand plaisir, je me souviens très bien de ce mouvement…C’est drôle, j’ai un souvenir très précis du moment, de l’endroit et voilà…
Valérie Lépine :
Où tout d’un coup le mouvement s’est emparé de toi !
Emmanuel Grivet :
Où tout d’un coup, jouer au football devenait quelque chose qui faisait partie de moi ! Je ne sais pas comment dire autrement : le mouvement pour moi existe depuis toujours et il s’est exprimé d’abord dans les sports collectifs, le foot en particulier pendant 10 ans, et dans lequel je ne jouais pas à n’importe quelle place : j’étais à celle du meneur de jeu, c’est-à-dire de celui qui d’une certaine façon oriente le jeu et crée avec et pour ses partenaires. Ensuite j’ai passé 10 années de pratique intensive de la montagne, alpinisme, ski de randonnée, trekking etc. Et là pareil, le grand plaisir dans l’escalade, ce n’était pas tellement de passer des voies difficiles et d’arriver en haut, mais plutôt de trouver le plus beau tracé et les mouvements les plus fluides pour y arriver. Il y avait dans cette pratique aussi une sorte de jeu avec la matière, avec la matière rocheuse et le vide, dans lequel m’intéressait de trouver une forme qui ne soit pas nécessairement efficace, ou pas seulement efficace, mais aussi esthétique. Je note que depuis très longtemps il y a dans ma vie quelque chose de cet ordre du mouvement engagé… Comme lorsque je suis arrivé dans la danse, qui m’a un peu happé malgré moi…
Valérie Lépine :
Donc tardivement après…

Emmanuel Grivet :
Tardivement, 24 ans ! Par rapport à ce que l’on considérait devoir être nécessaire pour être danseur c’est tard. C’est d’ailleurs arrivé d’une façon complètement aléatoire, dans le sens où je n’ai pas choisi la danse, elle est plutôt venue à moi à travers une proposition inattendue. Au début de ma vie professionnelle j’ai suivi une formation de travail corporel, une pratique intérieure plutôt personnelle… Elle était dirigée par un danseur également chorégraphe, Jean Masse, qui est entré un jour dans le studio en proposant à quatre des jeunes hommes qui étaient là, de participer à une pièce de sa compagnie avec ses trois danseuses professionnelles. Il voulait quatre danseurs, ou plutôt quatre garçons « non danseurs ». J’ai fait partie de ceux-là, et me suis donc retrouvé du jour au lendemain dans une salle de répétition d’un spectacle de danse sans avoir jamais pris un cours de danse ! J’aimais bien danser le rock par ailleurs, dans les fêtes, mais question artistique c’était autre chose ! L’arrivée dans la danse de cette façon m’a fait entrer directement dans ce qu’était alors la danse contemporaine dans les années 80, c’est à dire essentiellement des formes très écrites. Aussi mes premiers essais lorsque j’ai commencé à vouloir explorer ma propre créativité en mouvement, a été de faire des pièces écrites… ce qui ne m’a pas satisfait du tout… À la fois parce que sans doute je n’avais pas les moyens personnels, artistiques ni matériels pour un résultat satisfaisant, et probablement plus profondément aussi parce que… mon chemin était ailleurs ! Mes débuts dans l’improvisation ont ainsi été pour moi une façon d’essayer, de chercher, une autre façon d’écrire la danse, une autre façon de pouvoir exprimer ce que j’avais envie d’exprimer, sans que cela soit totalement prévu à l’avance et indiqué aux danseurs comme tel. Une recherche d’autre chose, autrement, qui s’est finalement révélée extrêmement féconde aussi pour l’écriture !
Valérie Lépine :
Là tu me donnes ta trajectoire mais pas vraiment le propos ?
Emmanuel Grivet :
Qu’est-ce que tu appelles le propos ?
Valérie Lépine :
C’est toi qui as employé ce mot ! (rires)
Emmanuel Grivet :
Oui mais je ne suis pas très satisfait de lui en fait ! (rires) Je ne suis pas très satisfait parce que comme tu l’as repris…
Valérie Lépine :
Est-ce qu’il y a une intention je veux dire, un projet qui peut être social, politique, culturel,… personnel ? Est-ce qu’il y a une finalité finalement ?
Emmanuel Grivet :
Dans le fait de venir ou de diriger… ?
Valérie Lépine :
De prendre l’improvisation comme matériau ou instrument principal !
Emmanuel Grivet :
Bon alors je vais répondre… Non il n’y a pas de propos !
Valérie Lépine :
Il n’y a pas de propos !
Emmanuel Grivet :
C’est juste que c’est arrivé et je constate que c’est quelque chose qui m’a ouvert la porte a beaucoup plus que je n’imaginais… En ce sens j’ai suivi le fil !
Valérie Lépine :
D’accord ! Tu as donc été improvisé par la vie finalement…
Emmanuel Grivet :
Peut-être bien ! En tous cas ce chemin de l’improvisation, j’ai plus l’impression de l’avoir reçu que choisi, si je peux dire !
Valérie Lépine :
Est-ce que ça t’a aidé d’une manière ou d’une autre, je veux dire : vraiment ? Est-ce que ça t’a été nécessaire ?
Emmanuel Grivet :
Ah ! Comment puis-je répondre à cette question ? (rires) Nécessaire, tu veux dire dans quel sens ? En termes de cheminement personnel, de cheminement artistique ?
Valérie Lépine :
Alors peut-être que poser cette question fait écho plutôt à ce que pour moi signifie l’improvisation, c’est-à-dire l’inconnu, le risque et l’agir dans l’inconnu et pour moi ça a été dans quelques occasions des nécessité vitales de survie absolue et dans ce sens-là pour moi j’associe ces moments d’incertitude absolue à quelque chose où à un moment donné vitalement tu es amené à agir sans calculer, en faisant avec ce qui est autour et qui permet tout simplement de… ce n’est même pas de l’ordre de la réflexion, c’est le processus vital, tu agis parce que ça t’est nécessaire, cet agir-là est nécessairement improvisé…
Emmanuel Grivet :
Est-ce qu’il ne s’agit pas plutôt là d’instinct, de survie ou de…
Valérie Lépine :
L’instinct de survie peut être révélé face à un danger immédiat quand il s’agit d’improviser sa vie. A présent nous parlons de l’improvisation créatrice, sur un plan artistique mais comme tu parlais de gens qui viennent pour ce stage et qui parfois découvrent des potentialités ou s’interrogent sur eux-mêmes etc., je me dis que l’improvisation à un moment donné se situe à des carrefours… pour moi l’improvisation concerne vraiment des changements de trajectoires qui prennent en compte des aléas ou des nécessités et tu m’as parlé d’aléas, de ce qui t’as conduit là où tu es, alors je te pose la question si à côté de ces aléas, il y a aussi des nécessités : y a-t-il eu des nécessités pour toi ?
Emmanuel Grivet :
Sans doute oui ! À ce point de vue, à un niveau très profond de regard sur la vie, ce serait aller dans une strate plus souterraine me semble-t-il. Je crois que je ne peux pas aujourd’hui, et je ne suis pas sûr d’avoir jamais pu le faire, envisager la vie autrement que dans cette liberté-là ! La liberté d’utiliser l’environnement en dehors des règles, des codes sociaux, moraux, esthétiques qui nous sont proposés. Elle a été très souvent à l’œuvre dans ma vie. Alors si on appelle ça une nécessité, c’est une nécessité très vitale pour le coup !
Valérie Lépine :
Au fond, on est peut-être plus confortable à être dans des contraintes ou dans cette liberté pas nécessairement choisie d’ailleurs mais qui est celle qu’on accepte à un moment donné d’assumer…
Emmanuel Grivet :
Peut-être mais je ne suis pas certain de la pertinence de l’opposition entre liberté et contraintes ou entre improvisation et contraintes. Précisément, le travail de l’improvisation est la mise en jeu de situations particulières dans lesquelles la contrainte peut être la part la plus intéressante. Et même je pense que c’est de cette façon que se développent des espaces hors de la zone de confort dont nous parlions tout à l’heure : justement en se dotant consciemment de règles, de limites ou d’orientations précises.
Valérie Lépine :
Si j’essaye de transposer dans le monde du travail, qu’est-ce que ce serait vraiment, comment pour ta part traduirais-tu cette zone d’improvisation ? La contrainte au travail concerne les tâches à effectuer, les collègues de mauvaise humeur, tous les machins qui ne marchent pas… Est-ce que tu inclus l’improvisation dans les multiples adaptations quotidiennes, du faire-avec ce qui se trouve là ? Ou est-ce que pour toi c’est autre chose ?
Emmanuel Grivet :
Je pense qu’il y a un préalable à l’improvisation, en tous cas c’est ce que je constate, dans une certaine adhésion à l’inconnu et à la transformation de la situation. Je pense que c’est à cet endroit que se joue ce qui est soit de l’adaptation soit de l’improvisation… Je ne suis pas très sûr de ce que je dis mais je vais le dire quand même ! (rires) Il me semble qu’à partir du moment où il y a une adhésion intérieure au fait que la situation puisse se transformer dans une évolution positive, ou en tous cas plus satisfaisante, l’improvisation devient un outil très fécond et très pertinent ! Si je suis plutôt pour le fait de faire avec la situation en sachant que ça va être compliqué, que peut-être il va falloir que je m’ajuste, qu’effectivement je me contraigne même, on est je crois dans l’adaptation et ce n’est pas de l’improvisation, c’est autre chose. Du coup il me semble voir… là je ne suis pas très sûr de moi non plus, je n’ai pas réfléchi à la question… que l’intention est vraiment essentielle, c’est-à-dire la façon dont j’aborde une situation. Je peux le constater de façon très concrète avec les gens avec qui je travaille ! Dès qu’une personne émet un doute sur ce qu’elle est capable de faire, sur ce que la situation lui propose, sur ce qu’elle risque d’en retirer ou pas, quelque chose ne fonctionne pas. On bute alors sur la résistance et la résistance ne permet pas l’évolution, dans le sens de laisser advenir la fluidité et de se laisser embarquer par ce qui arrive. Je crois qu’il y a là vraiment une clé.
Valérie Lépine :
C’est intéressant parce que finalement tu établis un lien entre l’improvisation et la conscience de ce que tu peux en faire et de ce que tu peux en attendre. Donc l’improvisation spontanée c’est autre chose ou est-ce que ça existe quand même ?
Emmanuel Grivet :
Ce n’est pas tellement dans ce que tu peux en attendre, ou ce que tu peux en faire, c’est plutôt dans une ouverture à la situation. Si je prends une situation de travail X ou Y, de réunions où il y a des gens dans des conflits, des orientations divergentes etc… la question est : est-ce que je viens là pour et avec l’intention de laisser circuler les idées, les solutions, les relations, pour qu’il y ait quelque chose qui émerge, où est-ce que je viens là pour défendre grosso modo mon pré-carré ou pour résister à… ?
Thierry Ménissier :
Si je peux me permettre la question de l’intention… ce que tu appelles intention requiert pour moi une élucidation ! L’intention ce n’est pas une visée d’un intérêt, c’est une disposition à l’ouverture au contraire, c’est comme ça que je l’entends…
Emmanuel Grivet :
Complètement !
Thierry Ménissier :
Alors comment tu entends le mont intention ? – car ce n’est tout de même pas l’usage courant du terme…
Emmanuel Grivet :
Pour moi « l’intention » c’est une disposition intérieure à l’action. Ce n’est pas une visée précisément, comme disposition intérieure à l’action, c’est ce qui précède l’action. Une pré-disposition peut-être. Ce qui est différent de « l’attention », ou comment j’organise ma perception et comment je me laisse disponible à percevoir les choses.
Valérie Lépine :
Du coup, est-ce que ça c’est quelque chose sur lequel on peut, de manière un peu volontariste, faire travailler des gens ? J’ai toujours en tête mon projet de formation…
Emmanuel Grivet :
Mon constat est que c’est en touchant ailleurs que ça vient… on peut dire ça comme ça ! C’est en touchant l’attention précisément, le fait d’ouvrir l’attention : ne pas être simplement dans mes préoccupations habituelles mais ouvrir un éventail de possibilités, parce que l’attention est très multiple… On peut être attentif aux sensations, aux perceptions, on peut être attentif à la relation à l’autre, à son état. On peut être attentif à la globalité d’une situation… Nous développons énormément cette capacité à être dans une attention très mobile parce que l’attention est multiforme. Il me semble que par des chemins de cet ordre, très focalisés finalement sur telle ou telle élément précis, quelque chose se transforme de la personne, et qui peut à un moment donné la faire adhérer à la situation proposée ! Parce qu’elle y voit un enrichissement, et finalement c’est ça le moteur me semble-t-il !
Valérie Lépine :
Je saute complètement du coq à l’âne…
Emmanuel Grivet :
Saute !
Valérie Lépine :
Et je viens sur la situation politique actuelle avec cette espèce de recomposition totalement improbable des candidats et de ce qui se passe, qui nous donne l’impression qu’il y a un champ ouvert pour du nouveau… est-ce que la réflexion politique est partie prenante de ton travail artistique en improvisation ?
Emmanuel Grivet :
Complètement ! Dans le sens où cette démarche a été confrontée très vite à la fois à des chemins tout tracés dans la danse et dans les soutiens que nous pouvions solliciter par exemple. Elle s’oppose, elle est à la marge et j’ai été très surpris d’être subventionné avec des propositions improvisées. Mais j’ai compris par la suite que nous l’étions avec Yann, parce que nous étions des chorégraphes et identifiés comme tels. Lorsque nous avons commencé à faire des pièces improvisées, pour les institutions c’était : « ah oui, ils explorent un domaine nouveau, ça leur passera, ils reviendront dans la ligne… ». Sauf qu’ils ont été bien obligés de constater, le temps passant, que finalement nos pièces étaient diffusées largement avec cette forme, et que finalement, ben voilà… nous étions chorégraphes autrement ! Mon sentiment est aussi que cette démarche porte quelque chose de très profond et touche à la transformation des façons de penser, des façons d’agir, des relations sociales… ce qui est extrêmement central dans notre société aujourd’hui. Dans le sens où l’on arrive au bout de quelque chose… Tout le monde en est d’accord, pour le climat, pour l’économie, il y a quelque chose qui se termine. Et donc émerge la nécessité d’une transformation évidemment… De ce fait la pratique de l’improvisation et les transformations qu’elle propose, de regard sur le monde, de regard sur soi, de regard sur la relation… elle est évidemment politique directement. Même si mes créations ne sont pas explicitement engagées politiquement.
Valérie Lépine :
Est-ce que tu dirais que le terme d’émancipation a quelque chose à voir avec l’improvisation ou c’est des vocabulaires qui ne se parlent pas ?
Emmanuel Grivet :
Je n’ai jamais utilisé ce mot, je ne sais pas trop ce qu’il recouvre, mais intuitivement je dirais oui ! Elle peut contribuer à une certaine forme d’émancipation de la personne, d’elle-même et de son ouverture potentielle. Donc en ce sens, en prenant le terme dans ce sens-là, oui ! Même si l’émancipation me fait plus penser à quelque chose qui s’échappe des contraintes : émancipation des travailleurs, des femmes…
Valérie Lépine :
A propos de femmes, est-ce qu’il y a dans ta perception des contrastes entre l’improvisation au féminin et l’improvisation au masculin ?
Emmanuel Grivet :
Non.
Valérie Lépine :
Non ?
Emmanuel Grivet :
Enfin je n’en vois pas, peut-être y en a-t-il… Ce n’est pas un aspect qui apparait, en tous cas qui m’apparait. Peut-être aussi parce que je parle en tant qu’homme !
L’improvisation… cette démarche-là, je ne vais pas dire improvisation… cette démarche-là d’ouverture des potentiels humains, m’a personnellement beaucoup ouvert à ce qui était absent à la fois dans ma famille et dans ma jeunesse : la sensibilité et la capacité à exprimer mes émotions ! Je viens d’une famille où parler de soi ne se faisait pas et c’est à travers, entre autres, de cette démarche-là que j’ai ré-appris, ce quelque chose qu’on dit plutôt de l’ordre féminin : la capacité d’éprouver les émotions, de les identifier, et éventuellement de les exprimer voire d’en parler ! Je pense que cette démarche invite à réconcilier des aspects de soi que l’on considère plutôt masculins, ceux qui ont rapport à la capacité de décision, à la puissance ou au pouvoir, et ceux considérés plus féminins. Parce qu’existe une puissance féminine très forte aussi, qui est plutôt de l’ordre de la maternité, de l’enveloppement, de l’accueil… Je ne suis pas très à l’aise avec toutes ces notions parce que le constat que je fais c’est que nous sommes chacun constitués de ces différents aspects avec des équilibres très individuels. C’est la ré-ouverture de la personne à ces différents pôles qui fait l’humain, aussi bien chez un homme que chez une femme.
Valérie Lépine :
Je pensais à une des pièces dans les vidéos que j’ai vues où il y a un homme et une femme qui tantôt se rapprochent et ont des étreintes, et tantôt s’échappent de chaque côté et… si c’était une pièce improvisée mais peut-être c’est une pièce écrite celle-là, je ne sais pas !
Emmanuel Grivet :
Partiellement.
Valérie Lépine :
Partiellement ! Elle me donnait l’impression de moments de contacts mais quand même au fond d’une incommunicabilité radicale…
Emmanuel Grivet :
Oui, c’est un peu le sujet de la pièce ! Si tu l’as perçu, c’est sans doute que cela transpire à travers la présence des danseurs et à travers l’écriture que la pièce propose. Ils expriment de fait cet aspect ambigu, ambivalent de la relation. C’est ce qui m’a intéressé dans cette proposition, que j’ai mis longtemps à réaliser avant de trouver les bons interprètes pour ce projet ! Avec la rencontre de Marianne et Olivier les conditions se sont présentées et leur relation permettait d’engager ce que je voulais : une certaine façon de donner à voir, dans un temps court, les différentes strates qui coexistent dans une relation, celle de l’embrassement, de l’attraction, aussi bien que celle de l’incommunicabilité, du fait de croire qu’on est ensemble alors qu’on est chacun sur son propre chemin ! (rires) L’envie de solliciter des mémoires qui ne sont pas compatibles ou qui sont très lointaines. Il y a un peu de tout ça effectivement dans la pièce. Ce que tu en dit oui c’est exactement ça !
Valérie Lépine :
Tu viens de dire quelque chose à propos de « croire qu’on est ensemble alors qu’on est chacun sur son chemin » et dans le travail artistique que de l’improvisation telle que je l’ai vu, il y a quand même beaucoup du faire avec les autres et en même temps j’ai remarqué que les regards n’étaient pas forcément échangés, chacun parait quand même toujours dans son monde donc est-ce que dans l’improvisation comme ailleurs finalement le faire ensemble reste toujours aussi fragile, fortuit, improbable…
Emmanuel Grivet :
Parce que toi tu trouves toi c’est comme ça ?
Valérie Lépine :
Ah oui ! Moi je trouve c’est toujours une surprise totale d’arriver à faire quelque chose ! (rires)
Emmanuel Grivet :
En commun ça devient aussi différent ! (rires)
Valérie Lépine :
Différent ou pas, peut-être même d’autant plus si c’est des gens qui te ressemblent parce que là il y a des cohabitations qui me paraissent… mais non pour moi c’est une sorte de surprise absolue !
Emmanuel Grivet :
J’ai envie de répondre de deux façons un peu différentes. L’une, ce que tu vois sur les vidéos et qui est peut-être une caractéristique de mon écriture et de mes propositions artistiques, c’est que la relation n’existe pas essentiellement par le regard. Par exemple dans Duo 1, la pièce dont tu parlais tout à l’heure, nous avons pas mal travaillé cet aspect justement. Il y a une séquence où ils dansent très proches, avec des appuis permanents l’un sur l’autre sans cependant avoir jamais le regard qui se croise, ni se regarder ni même se voir. Comme s’ils étaient dans deux temps différents.
Valérie Lépine :
Donc ça c’est volontaire ?
Emmanuel Grivet :
Ça c’est vraiment volontaire !
Valérie Lépine :
D’accord !
Emmanuel Grivet :
Et là cette partie-là elle est écrite complètement !
Valérie Lépine :
D’accord !
Emmanuel Grivet :
Précisément elle raconte ça. Elle raconte comment on peut être parfois très proche, tout en étant très loin d’une certaine manière ! Et puis si je réponds d’une autre façon, mon sentiment est aussi que dans notre pratique, et en particulier sur scène, le commun se situe en-deçà de la relation. Ainsi tout est possible dans la forme à la condition extrême, et elle est très forte, qu’il y ait accord total dans le fond. Et quand je dis dans le fond, il s’agit de cette adhésion dont je parlais tout à l’heure, d’un oui inconditionnel à la situation y compris les choix faits par les partenaires. À cette condition, il est possible de tout jouer, aussi bien la fusion que la provocation que la domination … tu vois ce que je veux dire ? C’est-à-dire que le commun est très fort mais sous-jacent à la forme qui s’exprime. Personnellement je suis très touché par ce commun avec les personnes avec qui je travaille et avec qui je partage la création.
Valérie Lépine :
Parce que j’ai l’impression qu’on est quand même dans une époque où globalement cette commune humanité qui est la condition de départ dont tu parles pour accepter la situation et faire avec… elle est plutôt très en difficulté, cette dimension… le monde autour de nous nous montre plutôt des replis, de la défiance, de la méfiance au départ et ça semble être tout un trajet d’arriver à cet état d’acceptation !
Emmanuel Grivet :
Pour moi c’est très relatif cette vision, très relatif… Je reviens de cinq jours en Tunisie et ça ne se passe pas comme ça ! Dans la rue en Tunisie, le contact entre les gens est beaucoup plus facile qu’il ne l’est ici. Et cette défiance-là dont tu parles et que je sens très bien ici, devient pour moi d’autant plus difficile à supporter quand je reviens de Tunisie.
Valérie Lépine :
Je parlais pour ma part des États-Unis et de tous les pays tels que les nôtres… quant à la Tunisie, bien sûr qu’il y a des pays où le contact, l’ouverture immédiate ont l’air plus facile ! Ça ne veut pas dire pour autant qu’on est dans une véritable ouverture ou acceptation…

Emmanuel Grivet :
Il me semble que si quand même. Quand même parce que cela signifie que l’on partage au moins cette simplicité de pouvoir se parler en tant qu’humain ! Je dis la Tunisie, mais je pourrais parler du Mexique, pour évoquer deux pays que je connais un peu. Dans lequel j’ai ce même sentiment que la vie quotidienne est plutôt empreinte de convivialité au sens très large, de l’évidence et de l’acceptation de vivre ensemble. Au contraire de ce qui est sensible ici, qui est effectivement d’abord le « chacun chez soi ». Après la relation peut s’établir mais quand même beaucoup plus distante… et avec des gens que l’on ne connait pas forcément encore moins. Idem au Kenya où je rentrais tous les soirs en même temps que tous les travailleurs de la zone industrielle où était le studio de répétition, et en marchant les gens ils s’adressent à toi… Certes tu es blanc il peut y avoir de la curiosité de leur part, mais entre eux c’est pareil, c’est évident ! Dans cette façon d’être, je me sens à une place où l’humanité est présente… on est semblable, donc on se parle, tu vois ? Ici c’est beaucoup moins présent.
Valérie Lépine :
D’ailleurs pourquoi est-ce qu’on parle de ça à propos de l’improvisation ?…
Emmanuel Grivet :
Je ne sais plus ! (rires)
Valérie Lépine :
…Comme une condition nécessaire pour pouvoir lâcher-prise !
Emmanuel Grivet :
Je reviens un peu en arrière parce que cette question m’intéresse aussi. Peut-être ce qui est en jeu ici encore est le regard porté sur le monde. Nous parlions tout à l’heure avec Fabienne d’un regard négatif porté, mais a priori l’humain est une espèce qui est complètement adaptée à son monde, qui en fait partie et ne peut s’en extraire. II fait partie de ce monde, en est issu et pris à l’intérieur ; de ce fait il a toutes les potentialités pour être heureux sur cette Terre… Un tel regard change la façon de s’investir dans le monde, change les relations qui s’y créent… change tout d’une certaine façon. Cela s’est imposé à moi, à travers mon parcours personnel, mais est aussi teinté d’une expérience intime présente depuis longtemps : que mon regard sur le monde crée le monde ! Qu’un regard méfiant crée un monde méfiant et donc j’ose l’espérer, bien sûr ce serait à tester ailleurs que dans le studio et avec notre petit groupe, qu’un regard confiant crée un monde confiant. On le sait pour les enfants, en tous cas je l’ai vérifié avec les miens : leur donner confiance fait qu’ils s’ajustent beaucoup plus facilement au monde. Sans peur a priori. S’ajuster comme de ne pas sauter dans la piscine s’ils ne se sentent pas de sauter, et sans peur d’aborder quelqu’un parce que ça peut être dangereux…
Fabienne Martin-Juchat :
…Je pensais à l’improvisation comme langage universel…
Valérie Lépine :
Moi j’aimerais avoir ton optimisme sur cette confiance possible, sur cette commune humanité…
Emmanuel Grivet :
Cette phrase est pour moi très forte : « j’aimerais avoir ton optimisme » ! Ça veut dire que tu ne l’as pas ?
Valérie Lépine :
Non ! (rires)
Emmanuel Grivet :
Oui mais bien sûr c’est juste un certain regard sur le monde.
Fabienne Martin-Juchat :
Alors c’est quoi ton pessimisme ?
Valérie Lépine :
Mon pessimisme… moi j’ai l’impression que la confiance n’est pas a priori, ce qui est le postulat que tu poses… elle se dévoile progressivement, elle se construit, elle est progressive et se mérite d’une certaine façon…Elle se trahit tant de fois que elle se construit ensuite difficilement enfin… pour moi l’état de confiance, n’est pas l’état de départ tu vois ? J’ai l’impression que l’état de départ c’est plutôt un état de survie et de préciser qu’est ce qui garantit d’abord ma sécurité avant de pouvoir…
Emmanuel Grivet :
Mais n’est-ce pas un état de départ « adulte » ? Parce que l’état de départ « enfant », il est à mon sens complètement inverse, chez les nouveau-nés ou le bébé.
Valérie Lépine :
Oui le nouveau-né, il est quand même né totalement plumé, à poil… (rires)
Emmanuel Grivet :
Précisément, précisément ! Avec donc les pires peurs qui puissent exister.
Valérie Lépine :
Un état de dépendance absolu, fragilité totale…
Emmanuel Grivet :
Exactement mais c’est ce que je trouve intéressant… Il faut je crois mesurer ce fait, qu’en deux années cet être complètement dépendant, vulnérable, sans quasiment aucune action sur le monde qu’il puisse contrôler, passe à un petit homme qui a appris à se redresser, à marcher, à courir, à relationner et à parler. Tout ça en deux ans ! Si nous étions encore capables de ça, dans un an je sais parler japonais et dans une autre année je joue du piano en virtuose ! J’ai vu mes enfants grandir avec cette confiance innée, que nous avons essayé avec leur mère de garder intacte, comme leur la capacité de concentration : certes ils n’ont rien d’autres à faire, ils n’ont pas à gagner leur vie pour exister, mais la concentration totale qu’ils mettent dans tout ce qu’ils font permet ce développement ultra rapide. J’ai vu encore il n’y a pas très longtemps des tout petits enfants ; ils sont dans une absorption permanente, dans une attention permanente à leur environnement, à ce qu’ils sont, à ce qu’ils sentent, à ce qu’ils voient. Et ainsi se construit petit à petit leur représentation du monde et si on part du principe ou de l’hypothèse que c’est une confiance qu’ils donnent au monde et qu’on leur donne, si on met les conditions qu’il faut autour, il se construit une vision du monde dans lequel ils sont relativement bienveillants par rapport au monde, ou en tous cas confiants par rapport au monde. C’est, dans une autre mesure, ce que j’ai reçu à travers le parcours fait dans cette démarche, et c’est ce que j’ai senti très fort dans l’accompagnement de mes deux enfants. Tu dis « c’est construit ». Cette confiance est construite oui, et se construit avec du temps. C’est intéressant : à la fois ça se construit, mais en même temps nous avons tous traversé cet état quand nous étions bébé : cette expérience nous l’avons, engrammée dans notre système nerveux, dans notre système individuel…
Valérie Lépine :
Donc pour toi c’est retrouver les choses qui…
Emmanuel Grivet :
Oui, c’est ce que je disais tout à l’heure, il s’agit de ré-ouvrir un potentiel que de toutes façons nous avons déjà au moins traversé dans ce moment du début de vie. Lequel potentiel est je pense, beaucoup plus important que celui que l’on se prête habituellement ou celui que la société nous fait croire que nous avons. Parce que dans la société aujourd’hui le jeu de la domination est premier, c’est en tout cas ce que je vois.
Valérie Lépine :
Par contre, il faut passer 50 ans de sa vie à retrouver les deux premières années… (rires)
Emmanuel Grivet :
Non non non je suis lent, je suis très lent, Valérie je suis très lent, je ne vais pas très vite ! (rires)
Thierry Ménissier :
J’ai envie de préciser à quel point ce propos évoque ce que dit Rousseau ! La bonté naturelle de l’homme, explique Rousseau, c’est sa disposition innée à être ouvert et à agir, elle se trouve progressivement corrompue par la société et il s’agit de la retrouver et de retrouver une forme de spontanéité politique d’où l’éducation proposée pour le personnage d’Émile dans le livre du même nom. Rousseau propose un programme pédagogique qui vise à dénaturer le moins possible ce qu’il appelle la bonté naturelle qui renvoie au mot « bontà » en italien, à savoir, une heureuse disposition. C’est ce qu’on a appelé tout à l’heure l’intention !…Et là où c’est intéressant c’est que ça passe par le corps, ton travail passe justement par le corps donc c’est intéressant de constater qu’en effet la rééducation de soi-même passe par la redécouverte du potentiel corporel !
Emmanuel Grivet :
Je dirais du potentiel organique plutôt que corporel, parce que là aussi je pense qu’il y a beaucoup à bouger dans la représentation de « ce qu’est le corps » ! En effet, à propos de cette dichotomie dont nous avons hérité depuis le christianisme, qu’il y aurait d’un côté le corps et de l’autre l’esprit, pour ma part je ne vois pas où il y a esprit en dehors de ce corps organique, de la même façon que je ne vois pas qu’il y ait un corps qui n’exprime quelque chose de relationnel, d’une façon d’appréhender le monde… Cette dichotomie est pour moi sans fondement… Par contre elle soutient complètement une très large partie du regard que nous portons sur la vie en général. Preuve en est que l’on utilise ce mot, « corps », de façon spontanément très fréquente pour indiquer quelque chose qui pour moi n’existe pas, en tous cas qui ne peut pas se définir. Quelqu’un comme François Julien met en évidence justement comment cette notion est appréhendée dans le monde occidental, et comment elle n’a jamais été appréhendé de cette manière par les chinois. Ils ont de ce fait une appréhension du monde et un regard sur le monde fondamentalement différent, car appuyés une autre manière de penser. Le fait d’avoir à un moment donné intégré le présupposé de cette séparation crée cette société particulière, le fait d’être appuyé sur un présupposé autre, crée une autre façon d’être ensemble, donc d’autres relations et donc une société autre. Je pense que nous avons à réintégrer le fait que cette coupure est non seulement abusive mais inefficace pour un certain nombre de choses. Certes elle a permis un développement technologique impressionnant, la diffusion et l’analyse, le fait d’avoir une compréhension causale des choses… mais elle permet pas du tout de resituer l’humain et l’activité humaine dans leur contexte, dans la globalité du monde, comme faisant partie du monde. Or aujourd’hui, en Occident en tous cas, il y a une tendance écrasante à placer l’humain comme étant le pinacle, au sommet de l’évolution. Je ne crois pas du tout à ça… Je crois qu’avec cette attitude, nous perdons de vue le fait que nous sommes constitués des mêmes atomes que ce tapis ou que l’air que nous respirons. Il y a là un sujet qui nécessite un changement radical de regard et de façon de penser, donc de façon de sentir, donc de façon de percevoir par soi-même et de regarder. Je pense que cette démarche enracinée dans une pratique de l’attention, du développement de l’attention dans toutes ses dimensions, permet de récupérer quelque chose de fondamentalement humain. C’est pour cette raison que je répondais tout à l’heure au fait que cette disposition, de considérer l’humain comme faisant partie du monde et non en dehors, de voir l’organisme humain comme un tout indissociable, n’est pas innée. Mais quand on l’a perdue, il y a des moyens de la récupérer. Non en travaillant dessus, mais en mettant en place des chemins qui permettent de se réapproprier l’évidence que nous faisons partie du monde, que je suis en permanence traversé par 50 millions de perceptions, de sensations, de relations… Et que nous possédons l’équipement pour se situer au centre de cette multiplicité. Et du coup pour être tranquille avec le tout, pas seulement le corps et l’esprit.
Fabienne Martin-Juchat :
Mais c’est quoi la visée du coup, c’est se sentir être au monde, là bien à sa place au monde ?… parce qu’entre plaisir et déplaisir, c’est très intéressant la manière dont vous êtes assez opposés tous les deux ! Toi, tu disais tout à l’heure cette sensation de déséquilibre, dès le départ de qui-vive etc. ou nécessairement de bien-être, et toi de l’autre côté tu parles de liberté… c’est vraiment deux mondes différents en termes de perception…et la visée est-elle d’être tout simplement se sentir, dans l’improvisation il s’agit juste de se sentir, d’être juste au monde, de ressentir le plaisir d’être juste au monde ? Le sentiment de liberté, il se situe où ?
Emmanuel Grivet :
Peut-être oui ! Mais être « juste au monde » est une notion difficile parce que « juste » je ne sais pas trop comment on peut cerner ça ! Mais par contre je vais parler là aussi d’une expérience personnelle… je me sens le plus vivant lorsque dans une situation, particulièrement dans une situation d’improvisation commune, convergent complètement mes envies, mon désir, mon élan, et ce qu’on est en train de faire ensemble, la situation globale. Par exemple dans le fait d’être en scène, la présence du public et ce que je peux en percevoir fait partie de la situation. Je pourrais dire même que le fait que ce soit la pleine lune fait partie de la situation, en tous cas je sais que cela m’affecte. Qu’en étant sur scène sachant que c’est la pleine lune, ce n’est pas la même chose que la même situation sans cette sensibilité. Ceci est une réponse tout à fait personnelle, que je me sens le plus vivant quand je suis à cet endroit : être en même temps avec ce qui se développe en moi, avec la ou les relations que j’établis, dans une présence au monde ouverte. Je ne sais pas si c’est une visée mais c’est ce que je constate. Du coup l’envie bien entendu est de trouver des chemins pour être à cet endroit-là le plus souvent possible. C’est ce que je dis souvent aux danseurs : l’état exceptionnel, le moment de grâce qu’on attend tous, qui fait « waouh !! » et dans lequel sont saisis les spectateurs au-delà d’eux-mêmes, est quelque chose qui est donné et je ne crois pas qu’il y ait de chemin pour l’atteindre. Par contre le quotidien et la pratique quotidienne font sens pour permettre que cela puisse arriver plus souvent, le plus souvent possible. Ouvrir la porte à cette possibilité d’être saisis à un moment par quelque chose qui nous dépasse.
Valérie Lépine :
Est-ce que c’est quelque chose qui s’éprouve toujours en interaction avec l’autre ou c’est quelque chose qui se vit aussi solitairement, complètement ?
Emmanuel Grivet :
Je crois les deux… Par exemple devant un paysage de montagne qui à un moment saisit complètement la conscience et fait oublier qu’il y a une différence entre l’herbe sur laquelle tu es assis et toi…
Valérie Lépine :
Tu danses parfois seul dans la nature… ?
Emmanuel Grivet :
Ça m’arrive mais je n’ai pas l’impression de danser dans ces moments-là… C’est plutôt juste une allégresse qui s’exprime. L’amour est aussi un espace de cet ordre, qui nous pousse dans une relation à soi forte, élargie.
Valérie Lépine :
Tu as dis que tu étais allé récemment en Asie ?
Emmanuel Grivet :
Oui, en Corée et au Japon !
Valérie Lépine :
La Corée c’est un pays bouddhiste non ?
Emmanuel Grivet :
Oui, mais pas seulement.
Valérie Lépine :
Donc ils partagent l’idée de la permanence des choses, du mouvement permanent… ?
Emmanuel Grivet :
Oui !
Valérie Lépine :
Du coup est-ce que l’improvisation et dans le projet artistique que tu as, perçue différemment, est-ce que ça a une autre place que celle que ça peut avoir en Occident… ?
Emmanuel Grivet :
Oui mais paradoxalement… avec moins d’impacts et une moindre familiarité. D’une part parce que, tu dis ce sont des pays bouddhistes, mais en Corée il y a un tiers de bouddhistes, un tiers de chrétiens et un tiers d’athées ou autres confessions, donc le bouddhisme n’a pas une présence si importante que ça. Et en tout cas très en dessous et très effacée par rapport à l’aspect complètement envahissant de la technologie. Ils sont tous branchés et connectés… Ils sont archi-connectés, internet, réseaux virtuels etc. Dans une proportion qui est de 97%, je dis n’importe quoi mais ça ne doit pas être loin ! *
* aujourd’hui (2020) la proportion est de 120 ou 130 % de la population…
Valérie Lépine :
Donc c’est de l’hyper-modernité !
Emmanuel Grivet :
Dans cette hyper-modernité, le bouddhisme survit dans les temples et comme une sorte de soupape, ou de bulle, de respiration face à cet hyper-technologie. Beaucoup des coréens vont tous les week-ends marcher dans la montagne qui est pour eux le lieu des temples et de la spiritualité.
Valérie Lépine :
De l’élévation !
Emmanuel Grivet :
Physiquement d’ailleurs, ils n’habitent pas en montagne : dès qu’il y a pente, il n’y a pas d’habitation. Par ailleurs, c’est une société qui s’est développée à un rythme extrêmement rapide : ils ont fait en 60 ans ce que nos sociétés ont mis un siècle et demi à réaliser. C’est-à-dire qu’en 1950 à la fin de la guerre de Corée, la situation économique et sociale de la Corée était grosso modo celle de la France en 1850. Matériellement en tout cas. En 60 ans donc, ils ont développé, voire rattrapé et même dépassé dans certains domaines, ce que l’on nomme la modernité ou en tous cas le niveau des pays développés. Pour ce faire ils ont eu besoin de deux choses : une efficacité redoutable qu’ils ont développé au plus haut point et une solidarité, une force sociale qui fait que le groupe, la nation, l’entreprise, la famille, sont des éléments fondamentaux de la société coréenne…
Fabienne Martin-Juchat :
Il y a une sorte d’hyper-discipline !
Emmanuel Grivet :
Une hyper-discipline et où donc l’improvisation a fort peu de place… Très curieusement, et ça ça m’a beaucoup frappé, il a été très difficile d’emmener les danseurs dans des improvisations personnelles, d’aller creuser un élément, une qualité spécifique, et de les laisser s’exprimer quelque chose d’eux. En même temps lorsque je regarde un chantier en Corée, je suis impressionné par le fait qu’ils sont dans une connexion les uns avec les autres qui est au-delà de ce qui est proposé hiérarchiquement, planifié…
Valérie Lépine :
On voit ça dans la circulation aussi en Asie où tout est d’une fluidité !
Emmanuel Grivet :
Ils sont juste aux bons moments aux bons endroits. J’ai travaillé dans des théâtres qu’il serait intéressant, sans rigoler, que certaines équipes techniques françaises viennent visiter… C’est impressionnant. Juste pour l’anecdote, ne parlant pas le coréen j’avais un traducteur, et pour le timing c’est très strict : tu sais que tu as 25 minutes pour faire tes réglages lumières par exemple, et au bout de 23 minutes le régisseur plateau annonce « ils vous en restent deux ». Les choses doivent être faites dans ce temps-là et strictement ce temps-là… Mais au moment de demander de placer un projecteur ici, de l’orienter comme ça etc. j’avais à peine fini ma phrase que la traduction était partie, il y avait un technicien parti chercher le projecteur, un autre l’échelle, le troisième était à la régie lumière pour envoyer le bon circuit « cloum cloum cloum ». Le traducteur me demande où est-ce qu’on règle, « clap clap » c’est réglé comme demandé, le technicien redescend et c’est fini… Suivant ! Et tout ceci d’une façon très naturelle. Pour moi c’était de l’improvisation quelque part, cette capacité à se relier à la situation. Et en même temps, on ne sort pas des cadres, des cadres sociaux que personne ne dépasse ou ne transgresse. De ce point de vue, l’expérience que j’ai pu vivre là-bas m’a beaucoup intéressé : il se vit une confrontation très proche et très profonde entre d’une part une tradition extrêmement forte et un peuple très homogène, en même temps qu’une hyper-modernité complètement étonnante. J’avais l’impression d’être dans une improvisation de ce type particulier : dans l’efficacité matérielle et technique et en même temps dans une incapacité à aller chercher un peu plus en eux-mêmes… Une incapacité ou une très grande difficulté à aller toucher quelque chose de singulier. Ce qui nous est évident dans l’improvisation, c’est-à-dire d’ouvrir l’expression de la personne.
Fabienne Martin-Juchat :
La synchronicité où ne s’exprime pas l’individualité, c’est de l’improvisation ?
Emmanuel Grivet :
Eh bien non ! Tu as raison.
Fabienne Martin-Juchat :
Parce que tu vois un banc de poisson en fait…Pour moi il y a un paradoxe, entre d’un côté en effet la synchronicité mimétique qu’on peut retrouver dans des bancs de poisson mais là il y a aucune part d’identité individuelle, c’est du collectif… donc c’est vrai que dans l’improvisation tu peux sentir ce plaisir d’être un tout mais il y a cette tension entre la sensation d’être uni dans une sorte de collectivité où les choses se font et tu fais partie du tout, mais tu n’es plus toi en tant que personne et la question de l’improvisation qui est la question de comment dans cette complexité collective, à un moment donné, paradoxalement il y a quand même une singularité qui s’exprime !
Emmanuel Grivet :
Complètement !
Fabienne Martin-Juchat :
Et du coup c’est là que se situe une sorte de sensation de liberté qui en même temps est une sorte de sensation paradoxale entre le fait d’être dans cette mouvance avec tous ces éléments etc. mais en même temps sans renoncer en fait à soi !
Emmanuel Grivet :
Complètement. C’est exactement ma représentation de l’improvisation, c’est-à-dire cet endroit-là !
Fabienne Martin-Juchat :
Et c’est une sensation d’ailleurs, ça s’exprime, ça se vit, c’est quelque chose qu’on ressent d’ailleurs, mentalement c’est un paradoxe !
Emmanuel Grivet :
Oui, je suis d’accord.
Valérie Lépine :
Là tu parles des techniciens qui se sont ajustés très rapidement et tu dis « c’était de l’improvisation » !
Emmanuel Grivet :
Non simplement dans le sens que ce n’était pas complètement prévu, écrit : c’est en ce sens-là que je le dis. Mais pardon je t’ai coupé !
Valérie Lépine :
Non mais des fois je me pose la question c’est cette limite et cette condition que tu posais au départ, une sorte de conscientisation, d’attention à la situation… est-ce que finalement on ne l’est pas en permanence… dans le quotidien mais enfin on pourrait l’être de façon assez forte dès lors qu’on s’efforce d’être présent à la situation…?
Emmanuel Grivet :
Peut-être est-ce simplement faire émerger cette conscience d’une présence forte à la globalité de la situation…
Valérie Lépine :
Ce qui m’a frappé dans certaines vidéos ce sont ces tout petits moments qui sont liés à une hanche, une épaule, un poignet enfin… le travail sur les articulations ! J’ai trouvé ça assez fascinant et ça m’a évoqué ces minis moments où en permanence dans la vie des micro-choix sont en permanence faits, qui positionnent où comme ça où comme ça mais c’est très subtil, ça ne procède ni d’une intention, ni d’un plan… et ces micro-mouvements-là m’ont posé question sur leur statut dans l’ensemble de l’improvisation !
Emmanuel Grivet :
Je ne sais pas, c’est peut-être une forme de style ! (rires) En tous cas c’est ce qu’on me dit !
Valérie Lépine :
En tous cas, ça m’a beaucoup touchée, plus que les grands mouvements ou l’occupation de l’espace qui est aussi parfois fascinante dans le travail que tu fais mais ce sont ces toutes petites choses qui laissent des interstices d’orientation, de rotation dans tous les sens et qui sont à la portée de tous puisque vraiment…dans son petit monde à soi j’ai l’impression, cette liberté-là est possible ! J’ai trouvé très touchant !
Thierry Ménissier :
Valérie, c’est important aussi que tu nous expliques tes propres domaines d’intérêt, par exemple tu parlais des compétences et de la coopération tout à l’heure… Puisque tu travailles là-dessus, ce que vient de dire Emmanuel sur la fluidité de l’équipe coréenne et ce qu’a amplifié Fabienne avec sa remarque, qu’est-ce que tu en penses dans le monde du travail et dans ce que t’observes ?
Valérie Lépine :
Moi j’ai l’impression qu’il y a de l’improvisation et de la création et pas seulement de l’adaptation, et il y en a précisément dans ces tous petits interstices et cette façon de faire les choses, de les faire bien ou à sa main ou avec son style, je pense qu’il y a une expressivité, y compris dans les taches les plus routinières et le plus banales et j’ai parfois l’impression qu’il y a de l’improvisation telle que l’artiste peut en parler avec des prérequis qui me paraissent assez hauts…. Une improvisation alors peut être que c’est de l’adaptation mais je pense qu’il y a des marges de manœuvres et de véritable liberté, y compris dans des tous petits espaces et dans du très ténus qui peut apporter une satisfaction très grande même si elle demeure invisible pour les autres, mais qui dans sa discrétion même fait de l’efficacité quelque chose d’invisible puisque les choses se font globalement bien… je pense qu’une grande partie du sens du travail tient précisément à cette compétence non théorisée, non reconnue et même parfois non-conscientisée qui fait qu’il y a du sens au travail. Par exemple hier ou avant-hier il y avait un reportage sur les gueules-noires, les mineurs qui ont eu des vies très difficiles, 30 ans sous la mine… et qui pour autant disaient mais si c’était à refaire je le referais, avec ce sentiment d’avoir accompli vraiment quelque chose, et il me semble que l’improvisation dans le travail c’est l’ensemble de tous ces petits gestes quotidiens… qui font que des choses se mettent en place, s’imbriquent de façon fluide, parfois moins fluide et là tu as trouvé un chemin qui me semble relever de l’improvisation mais alors d’une improvisation… je sais pas si elle est… si on la hiérarchise parce qu’elle reste quand même encadrée par le fait qu’au bout du compte tu ne tires pas le bénéfice ou en tous cas il y a une grosse partie de ce bénéfice qui est extorquée par celui qui empoche le jackpot à la fin, c’est la valeur ajoutée du travail n’est-ce pas ?… mais au moins tu en tires la satisfaction de…
Emmanuel Grivet :
Ce qu’on appelle le travail bien fait !
Valérie Lépine :
Oui ! Du travail bien fait mais pas seulement du travail bien fait…celui qui porte ta marque ou ton style, ta couleur, ton odeur… enfin il y a pleins de choses qui marquent le travail !
Emmanuel Grivet :
Du coup tu ferais une distinction dans ce que tu dis, entre l’improvisation, ces petites formes souterraines, et la créativité ? Autrement dit, dans ces situations y a-t-il un aspect de créativité qui rentre en ligne de compte ou pas vraiment ? Ou quelle différence fais-tu entre les deux ?
Valérie Lépine :
Alors c’est un début de discussion qu’on a eu un petit peu mais j’avoue que je n’ai pas théorisé cette différence entre improvisation et créativité ! Pour moi oui ce sont des espaces qui sont proches et… qu’est-ce qui les rejoint, ce qui fait rejoindre cette improvisation-là et la créativité au travail s’il y en a ce sont tous ces ajustements en partie intuitifs, en partie liés à des routines incorporées, en partie liés à des rebonds institutionnels, organisationnels, possibles… et ce qui distingue la créativité peut-être de l’improvisation c’est que l’improvisation elle est… comment dire… elle ne crée par nécessairement du nouveau, pour moi elle te permet de circuler dans le monde alors que je mettrais dans la créativité quelque chose qui modifie les conditions dans lesquelles tu évolues !
Alors que pour moi l’improvisation est un faire qui est en partie intuitif et en partie adaptatif, en partie pas forcément sous contraintes comme dans le chemin tracé. Certainement que l’improvisation elle aussi change le cadre et les choses…

Emmanuel Grivet :
On retomberait là sans doute sur la question de l’intention…
Valérie Lépine :
Oui peut être… Tu vois, de trouver une liberté dans un chemin qui est tout tracé et dans lequel finalement il ne va pas y avoir de modifications profondes de l’intention, de ce qu’il y a à faire ou au contraire d’essayer de…Pour moi la créativité, voilà peut-être ce qui pose davantage de ruptures… c’est comme si il y avait du discontinu et du continu… l’improvisation pour moi serait un processus évolutif mais continu alors que la créativité serait plus associée à quelque chose de disruptif mais pas nécessairement une énorme disruption…
Emmanuel Grivet :
Oui, c’est juste un peu ailleurs !
Valérie Lépine :
Oui c’est ça ! Par un déplacement !
Fabienne Martin-Juchat :
C’est marrant, on parle de différence, or pour moi c’est exactement la même chose !
Valérie Lépine :
Ah oui ?
Fabienne Martin-Juchat :
Oui ce que tu disais tout à l’heure à propos du travail, dans ces micro-espaces où tu mettrais ton style, je mettrais de la créativité… c’est-à-dire que même s’il y a créativité, il y a des niveaux de créativités mais il n’y a pas d’improvisation pour moi là-dedans, mais vraiment pas ! Alors que l’improvisation… en effet demande de… en même temps le système bouge aussi donc tu vois pour improviser…
Valérie Lépine :
Je ne sais pas, prends par exemple une situation pédagogique, pour moi il y a de l’improvisation lorsque chaque cours que tu démarres en fonction de ta classe, de comment ça s’engage…
Fabienne Martin-Juchat :
Oui parce que c’est de l’humain à ce moment-là, tu as de l’humain, tu es dans une situation en effet…
Valérie Lépine :
Dans tous les métiers relationnels d’une certaine manière…
Fabienne Martin-Juchat :
Je suis d’accord avec toi… Non mais je parlais tout à l’heure, par exemple tu es à l’usine en fait, ton truc c’est de vérifier les boulons d’un moteur, je dis n’importe quoi… donc tu peux avoir du style en effet dans la manière dont tu mets ta main, tu trouves un geste, le plaisir du geste, peaufiner ton geste…Mais est-ce que c’est de l’improvisation ? Je dis tu peux trouver de la créativité en effet, être créatif dans ce geste-là mais ça reste un espace qui est contraint… donc après ça dépend ce qu’on entend par travail et en effet, un cours avec des élèves ou des étudiants, etc. c’est un espace qui est très très proche en fait de ce qui se passe sur scène… parce que là tu as tellement de paramètres, tu as de l’humain, tu as du langage donc là tu peux faire de l’impression je suis d’accord avec toi…C’est la même chose ! Mais par contre là tu parlais tout à l’heure de micro-gestes… Un artisan je suis d’accord avec toi fait de l’improvisation parce qu’il est à la fois créatif et doit improviser, quelqu’un qui travaille le bois s’il n’improvise pas à mon avis est foutu, ça c’est sûr je suis d’accord avec toi il y a certains métiers ou…
Valérie Lépine :
Comme dans Éloge du carburateur de Matthew Crawford… ?
Fabienne Martin-Juchat :
Sur le rapport au geste tout à fait, ça dépend quel type de geste tu as au travail en effet…
Valérie Lépine :
Je pensais aussi à tous les travaux de d’Yves Clot qui a travaillé sur les conducteurs de métro etc.
Fabienne Martin-Juchat :
Voilà tout à fait !
Valérie Lépine :
Il y a une part de…
Fabienne Martin-Juchat :
…C’est absolument certain, sinon il y aurait pleins d’accidents…
Valérie Lépine :
… De ressenti par rapport à quel moment je freine… et pour moi dans cette fluidité-là il y a de l’improvisation alors je ne sais pas pourquoi ta distingue comme tu le fais de la créativité… enfin c‘est bien difficile de définir improvisation et créativité !
Fabienne Martin-Juchat :
Je faisais la distinction par rapport au type d’exemple que tu prenais tout à l’heure…
Valérie Lépine :
Oui et de ce fait est-ce que l’improvisation a sa place dans le travail ? Pour ma part je dis oui, tout le temps, on est dans des sociétés maintenant où quand même 80% des emplois sont des emplois de service ! Les emplois de services c’est des emplois où tu construis le service avec l’autre puisque tu ne rends pas service sans l’autre ! Il fait partie du service et tu ne rends bien service que s’il est disposé à recevoir aussi… donc dans la plupart des emplois, singulièrement avec tous ceux qui mobilisent de la relation, pour moi il y a de l’improvisation, dans la façon dont tu sens de pouvoir serrer une main de telle manière ou pas, dont tu renvoies un sourire de telle façon ou la façon dont tu as ajusté ton discours à une micro-intonation de voix dans laquelle tu sondes de l’inquiétude ou de l’interrogation, de l’enthousiasme etc., donc on est quand même dans des sociétés où la part relationnelle est devenue principale, il y a peu de travaux qui se passent juste avec du matériel, tu es maintenant tout le temps dans de la relation… et pour moi la relation c’est ce qu’il y a de plus incertain au monde… il y a peut-être des gens dont on peut dire qu’ils sont prévisibles mais quand même globalement tu ne sais jamais rien des autres… donc pour moi l’improvisation c’est vraiment faire face à l’indétermination, c’est faire de l’incertitude son terrain d’agir et l’autre c’est ce qui est pour moi totalement et à jamais inconnaissable, donc je crois qu’on est condamné dans nos travaux par la société telle qu’elle est en train d’évoluer à être dans un travail d’improvisation !
Thierry Ménissier :
Mais qu’est-ce que tu fais du poids croissant des procédures dans le travail ?
Valérie Lépine :
Je crois que les procédures nous obligent, parce qu’elles sont mal fichues, contradictoires, paradoxales, empêchantes, à faire preuve de trésors de créativité et d’imagination pour leur survivre…
Thierry Ménissier :
D’accord, alors effectivement je vois la cohérence de ta position, elle ne relève pas d’un optimiste vis-à-vis de la relation humaine enchantée, c’est pour toi comme un acte de résistance ?
Valérie Lépine :
Un acte de résistance et quand même une nécessité… enfin la relation est devenue un business, c’est même de tous les côtés un véritable marché, Fabienne travaille depuis des années sur ce sujet de la marchandisation des communications des émotions… mais la relation en tant que telle est un business, que ce soit la relation médicale, la relation de soutien, la relation donc je crois qu’il y a des marges dans lesquelles chacun improvise… parce que la relation implique nécessairement une part d’improvisation. Actuellement il y a beaucoup de travaux de recherche sur cette compétence parce que ça intéresse hautement tous ceux qui tirent le bénéfice, la plus-value de la relation dans un système qui reste capitaliste et archi-asymétrique, de domination… donc en travaillant sur la compétence et s’intéressant à l’improvisation, on ne peut pas s’empêcher de se dire qu’on est toujours au risque de l’instrumentalisation, de la récupération… en même temps, le projet ça peut être de se dire, si chacun arrive davantage à conscientiser une intention de reprendre pour soi la part de l’improvisation, la partie créatrice de l’improvisation dans sa vie et peut être qu’on répond en s’appropriant pour soi-même des agir qui seront moins directement instrumentalisés, appropriés par d’autres…
Emmanuel Grivet :
C’est assez optimiste comme vision… Parce que la société va dans cette direction de la mécanisation, de la robotisation qui entraîne de moins en moins d’emplois uniquement consacrés à du faire, à la production : les machines s’en chargent. Du coup existent de plus en plus des situations où la relation est au centre, avec cette nécessité d’improvisation et de créativité à développer. En même temps finalement on en revient à ce fait que c’est la prise de conscience qui peut ouvrir des portes au changement.
Valérie Lépine :
Oui et non…Je ne suis peut-être optimiste mais aussi fondamentalement inquiète et insécure… Ce qui me conduit à penser que la seule chose qui finalement puisse mettre chacun en sécurité pour lui-même c’est de trouver sa puissance d’agir et des marges de liberté ! Y compris dans des systèmes contraints où on ne peut jamais complètement !
Emmanuel Grivet :
Oui bien sûr ! Il me semble que le fait de prendre conscience de ces processus et de la situation permet justement de modifier aussi l’agir, au sein même de la situation et de la structure qui, finalement, soutient tout cela. L’enjeu est que chacun prenne conscience de sa propre capacité à percevoir les choses, à les faire : cela redonne une confiance en soi et change aussi ce que chacun génère autour de lui, dans les relations, dans la façon de vivre…
Valérie Lépine :
Mais je pense qu’il y a un peu une course, c’est-à-dire que cette instrumentalisation de la relation et de toutes ces capacités aussi adaptatives, créatives est quand même largement utilisée aujourd’hui par des gens qui justement n’ont pas le scrupule de l’ouverture à l’autre !
Thierry Ménissier :
Oui, en gros si tu es un monstre, tu réussis dans cette société ! Moins tu as le sens de l’humain, plus tu vas haut en termes de responsabilité surtout dans les grandes structures !
Valérie Lépine :
Tout en laissant croire que tu t’en préoccupes… il y a une espèce de cynisme absolu !
Thierry Ménissier :
Bien sûr ! On est dans une époque où la technostructure est portée tout à la fois par des gens qui revendiquent un sens de l’humain en particulier à l’égard de leurs subordonnés mais tu peux crever devant eux, ils n’en ont mais rien à faire… quitte à avoir dans cette situation-là un discours sur le relationnel ! Et mon impression est c’est vrai à tous les niveaux des grandes structures, car cela relève d’un problème de structuration de l’organisation… d’où partout le processus d’externalisation de l’innovation dans les start-ups, où les gens viennent chercher un peu de fraicheur… bien que ces navettes rapides, par rapport aux paquebots organisationnels, elles sont finalement faites pour créer du profit, non pour transformer l’organisation ! C’est très rare le retour à l’énergie de la start-up ou de la spin-off sur le système tout entier !
Même si on a été pendant très longtemps dans l’illusion que les choses n’étaient pas aussi inhumaines qu’elles le sont, aujourd’hui on est dans l’effectivité d’une désillusion ! La vitalité du monde politique n’existait plus depuis longtemps, à présent on le constate avec évidence…
Valérie Lépine :
Le sentiment qu’il y a de l’humanité demeure quand même…
Emmanuel Grivet :
Mon sentiment c’est que l’évolution de toutes façons va vers cet endroit précis de la ré-harmonisation, de la réintégration de l’humain… Ce que disait Fabienne tout à l’heure c’est-à-dire comment l’articulation de l’expression individuelle, sur laquelle on ne va pas revenir, car il est accepté aujourd’hui que chacun a droit à une expression singulière et personnelle, et la redéfinition d’un vivre ensemble qui soit « vivable », est l’enjeu des années à venir…
Thierry Ménissier :
En particulier des expérimentations…
Emmanuel Grivet :
Du coup toutes les expérimentations qui sont en train de se faire, dont nous faisons partie aussi bien dans l’université, que dans l’artistique…
Thierry Ménissier :
Ou dans le monde professionnel tel que tu l’observes Valérie…
Valérie Lépine :
Ça donne quand même l’impression d’être des gouttes d’eau… mais voilà il y a des gouttes plus ou moins grosses…
Emmanuel Grivet :
Personnellement je ne suis pas complètement convaincu de ça, parce que les gouttes d’eau commencent à être assez nombreuses… En regardant dans des milieux alternatifs par exemple, le nombre d’initiatives qui ont lieu et qui sont dites alternatives ou marginales, est absolument exponentiel en ce moment ! Dans le domaine de la nourriture, dans celui des soins, du service à la personne, de l’éducation, dans le domaine du logement… tout cela modifie profondément la façon de vivre…
Thierry Ménissier :
Donc tu vois naitre un nouveau monde, toi ?
Emmanuel Grivet :
Ah clair ! Je peux citer je ne sais combien d’expériences de ce type qui ne sont jamais relayées bien sûr par les médias dominants, parce qu’ils sont dominants et défendent l’ancien monde évidemment. Un foisonnement qui explose, et franchement je suis étonné par le nombre de gens qui remettent en question y compris des choses assez singulières. En Espagne par exemple dans certaines régions 50% des gens de moins de 30 ans sont au chômage et j’en connais un certain nombre : leur façon de voir le monde n’a plus rien à voir avec celui que je pouvais avoir à 20 ans, nécessairement. Ils s’organisent autrement, ils vivent autrement… ce monde-là, passé, n’existe pas pour eux. Une autre chose entendue il y a peu : aujourd’hui dans les écoles supérieures françaises, écoles de commerce et écoles d’ingénieurs, 20% des diplômés n’utilisent pas leur diplôme !
Valérie Lépine :
Oui il y en a pleins qui retournent faire boulanger…
Emmanuel Grivet :
Non mais il faut se rendre compte ! Des jeunes qui ont passé cinq ans d’études supérieures après le Bac… Ce sont des personnes qui viennent de l’ancien monde et qui s’aperçoivent que ça ne fonctionne plus. Pourtant elles ont les codes puisqu’ils ont fait la formation pour ! J’ai rencontré il n’y a pas très longtemps une amie qui a deux enfants avec 5 ans d’écart et qui me disait « ma fille remet en question le système mais trouve un chemin qui va lui permettre de faire de l’humanitaire, d’insérer une valeur ajoutée humaine dans sa vie professionnelle ou dans son métier. Et puis j’ai un fils, qui a 5 ans de moins, et qui lui laisse tomber le côté salarial, l’aspect travail… Lui, il ne veut pas en entendre parler, et il est en train de penser comment il va pouvoir faire un tour du monde avec son copain ». Elle me disait « c’est un signe pour moi » (elle voulait dire : de changement profond). Aujourd’hui les générations ne sont plus des générations de 25 ans, mais des générations de 5 ans, il y a des changements de modes de vie qui sont très rapides. Pour terminer avec ça il y a dans la compagnie deux danseuses de 30 ans qui disent « quand je parle avec des jeunes de 20 ans, on ne parle pas le même langage, je ne comprends pas ce qu’elles disent… ». À 10 ans près, 20 ans ou 30 ans, ce sont des langages différents, ce qui signe une modification très forte et très rapide…
Valérie Lépine :
Le monde est dans une accélération…
Emmanuel Grivet :
Oui ! A tout point de vue et dans pleins de domaines que l’on ne mesure pas vraiment à mon sens !
Valérie Lépine :
Alors là justement les amis il va falloir improviser… (rires)
Emmanuel Grivet :
Exactement, c’est pour cela que nous, praticiens de l’improvisation, sommes particulièrement bien équipés pour ce faire. Nous avons des outils et un équipement, de par cette démarche, qui s’accordent pleinement avec les nécessités aujourd’hui de réajustement, de réadaptation dans un monde qui est en transformation complète. C’’est je crois pour cela que l’on vient chercher aujourd’hui, dans les entreprises et dans les organisations, des artistes. Parce que les directions sont fermées, bloquées dans une ancienne façon de penser qui ne marche plus… J’ai fait partie un moment d’un groupe de personnes, coachs principalement, qui ont développé une petite structure visant à promouvoir et développer la transition à tous points de vue : dans les organisations, dans la relation, dans une remise en question du regard sur le monde, de l’implication professionnelle etc. Et bien, malgré toute leur envie et leur bonne volonté, ils proposent et développent des formes issues de l’ancien monde… Ça ne marche pas et ils ne comprennent pas pourquoi. « On touche pleins de personnes qui se disent prêtes pour la transition, qui en ont envie, motivées… mais qui ne viennent pas dans les stages ». J’essaye de leur expliquer que la façon qu’ils ont d’inviter par exemple, elle fait partie du monde d’avant… « Je vous envoie un flyer, je vous présente un programme qui va être super, il y a un web-site très bien fait, regardez… » ça ne marche pas ! Les stages que propose la compagnie sont pleins. Mais ils fonctionnent essentiellement par le bouche-à-oreille, des personnes qui ont fait l’expérience parlent à d’autres, de personne à personne. Les gens viennent par d’autres chemins que celui de la « communication » ou de l’argument de vente. Là est un changement vraiment très profond, parce qu’il s’agit de changement de pratiques de tous les jours, de la relation, de la perception… Là est vraiment le changement…
Valérie Lépine :
Sur la question de la transition, il y a aussi tout un business ! Je suivais par exemple une alternance qui se passait dans cabinet de management en transition ! Ce sont des spécialistes qui vont voir des entreprises qui sont en fusion, il leur manque par exemple un DRH et ils leur fournissent des experts super pointus du domaine. Ce sont donc des gens qui se disent spécialistes du management de transitions, c’est un manager qui fait la transition entre un état et un autre, avec mon étudiante alternante là-bas, je suis allée les rencontrer, or j’ai constaté que le dirigeant était un type odieux, c’est-à-dire qu’il esclavagise totalement des gens à forte valeur ajoutée sur lesquels il mise… Il les place en disant voilà les experts qui vont vous permettre d’assurer la transition… mais en fait il fait pas du tout de la transition, il fait du pansement en vendant des concepts et de l’expertise… Effectivement avec des vieux modèles, il tire quand même un pognon fou du fait qu’il vend l’idée de la transition…je pense que c’est la récupération dont parlent Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme, à partir de la façon dont le capitalisme tente de récupérer, de faire du business sur…
Emmanuel Grivet :
…Sur tout et n’importe quoi !
Valérie Lépine :
…Sur ce qui est en train de bouger, là où le vent tourne !
Emmanuel Grivet :
C’est pour ça que je trouve que la période passionnante. Parce qu’elle nous invite, elle nous oblige d’une certaine façon à une lucidité ! Entre le green-bashing et des expérimentations réelles pour restaurer des niches écologiques ou des environnements écologiques il n’y a parfois pas grande différence… Du coup à nous d’être lucide sur ce qui est quoi, et encore une fois où nous posons notre attention ! On retrouve toujours cette question…
Valérie Lépine :
Toi tu es artiste et tu travailles ça de façon très pointue, moi j’ai envie de me poser la question, vu l’urgence et vu le nombre qu’on est sur la planète quand même 6 milliards et quelques ! On ne peut pas se permette de procéder par stage de 10 personnes tous les 6 mois ! (rires) En tant que pédagogue qui voyons passer des tas d’étudiants, ça m’intéresserait d’arriver à trouver des façons de développer cette disposition mais dans des formats courts, accessibles, qui font que tu déclenches l’envie et permettent ensuite aux étudiants de travailler de leur côté.
Fabienne Martin-Juchat :
Mais c’est bien ce que tu as fait, avec des formats courts, accessibles… tu as découvert certaines manières de faire nouvelle… est-ce que ça a déclenché chez toi quelque chose de nouveau ?
Valérie Lépine :
C’est difficile à dire ! Parce qu’en fait tu ne sais jamais à quoi tu dois les itinéraires que tu réalises ou si ce sont des concours de circonstances qui font qu’à ce moment-là tout d’un coup des choses se cristallisent… mais comme tu le disais ce n’est pas en travaillant directement dessus, plutôt en apportant des chemins et puis après il en sortira bien ce qu’il en sortira… N’empêche qu’en effet, j’ai inventé un format court et j’ai l’impression que tous les étudiants qui sont passés dans le dispositif, d’après leurs retours, ont quand même été frappés !
Emmanuel Grivet :
Moi j’étais très impressionné, je les ai revus et le nombre d’étudiants qui disent qu’effectivement il y a eu quelque chose qui les a tout d’un coup réveillé, c’est quand même impressionnant ! Ce sont ces petites graines qui font que quelque chose se passe… Et souvent après, ce sont ces personnes qui viennent à une AMAP, à des choses de ce genre… c’est en train de bouger beaucoup !