« Dans la perspective d’apprendre à reconnaitre ce qui est dans le moment, il n’y a pas d’échec. », Anne Garrigues
« Les processus de transformation du collectif qui m’intéressent, qui font être, qui donnent de l’identité aux singularités qui composent le collectif, sont toujours liés à quelque chose d’éphémère. », Thierry Ménissier
Au-delà de la scène : quand l’improvisation transforme nos interactions
Fabienne Martin-Juchat :
L’idée directrice de ces rencontres est de questionner la manière dont l’improvisation peut sortir du champ artistique et chorégraphique et comment elle est susceptible de nourrir nos manières d’être ensemble, de faire ensemble, de faire collectif. Comment est-ce qu’il y a la possibilité de se nourrir de manières de faire, de manière de penser l’improvisation qu’on pourrait injecter dans d’autres secteurs sociaux ?
Anne Garrigues :
Pour moi, il y a deux aspects dans ce que tu dis. Tu parles de la question du
collectif et tu parles de la question d’autres champs…
Fabienne Martin-Juchat :
Oui, exactement, il y a d’un côté l’improvisation et de l’autre les organisations au sens structuré du terme. Est-ce que ces deux mondes sont clos et imperméables, ou est-ce qu’ils peuvent communiquer ? C’est dans cette intention que nous voulons organiser le dialogue entre chercheur.es et praticien.nes de l’improvisation. Pour nous c’est un dialogue d’experts. Un dialogue avec de ton côté, ton histoire de chorégraphe, le fait que chorégraphier c’est aussi diriger une organisation.
Thierry Ménissier :
Plutôt que d’expertise, personnellement je parlerais d’expériences !
Fabienne Martin-Juchat :
D’accord avec « expériences » !
Thierry Ménissier :
Mon intention, c’était de partir en évoquant nos expériences. Et le thème
général de la recherche c’est le rapport entre les deux champs, les deux domaines. Sachant qu’on peut parler à la fois de transfert et de contamination. Transfert me semble à la fois quelque chose de trop méthodique, l’idée qu’on puisse transférer de l’improvisation dans un champ organisationnel, ça me semble assez réducteur même si c’est sans doute intéressant en soi. La notion de contamination me semble plus intéressante parce que plus diffuse et nous oblige à voir ce qui dans l’improvisation relève déjà de l’organisation et ce que qui dans l’organisation qu’on le veuille ou non relève toujours de l’improvisation…Alors Anne, qu’elle est ton expérience ? Veux-tu que je débute l’entretien en te racontant la mienne ?
Anne Garrigues :
Moi je suis très curieuse. Un artiste a souvent l’habitude de parler de lui et du coup il y a 1 000 manières de faire mais c’est vrai que si tu me parles pour commencer ça permet de contextualiser….
Thierry Ménissier :
Fabienne et moi, en nous lançant dans ce projet de recherche sur l’improvisation, nous avons souhaité décaler le propos. Nous aurions pu proposer quelque chose de très académique sur ce sujet mais avons plutôt le projet de chose qui ne relève pas des standards académiques de publication. De ces entretiens, il y aura certes une trace, une publication, quelque chose qui est un objet qui permet la réflexivité de lecteurs et lectrices, mais pas nécessairement dans les standards du livre ou de l’article scientifiques. Pour ma part, ce qui a créé l’intérêt pour un tel projet, c’est à travers mon intérêt pour l’innovation et sur un plan plus personnel ou corporel, j’en étais venu aussi à l’expérience de l’improvisation parce que Fabienne, en 2015, m’a invité à la pratique en amateur du contact improvisation. A la croisée des deux, nous avons inventé ensemble en 2016 un jeu sérieux (serious game) intitulé Be Human in the Chaos, notamment décliné pour nos étudiant.es de master dans une expérimentation pédagogique qui implique ce que nous appelons l’improvisation kinésique, l’improvisation par ou à travers le mouvement (en grec ancien : kinésis). Mais peut-être que plus profondément je suis venu à tout cela, innovation, contact improvisation, improvisation kinésique, moins à cause d’une recherche philosophique qui s’entend intellectuellement que par justement mon expérience qui est celle disons d’une démarche où l’intuition a toujours primé sur la réflexion, du moins dans les commencements de l’expérience et de la pensée.
Et cette intuition, j’ai eu une part d’hésitation pour la qualifier. J’ai cru longtemps que c’était de l’inspiration et ce mot d’inspiration il me convenait parce qu’on a tendance à trop l’intellectualiser. Plutôt l’inspiration me semble à entendre comme quelque chose qui naît du vécu ou même du corps. Souvent la notion d’inspiration renvoie à quelque chose de transcendant, on parle par exemple d’inspiration divine, c’est un mot qui est ambigu. Alors tu as l’impression que tu fais un geste d’abord qui vient du haut vers le bas alors que, d’après ce dont j’ai l’impression, il viendrait plutôt du bas vers le haut – j’ai l’impression que ce serait plutôt tellurique, plutôt lié aux éléments et à leur saisie dans une expérience qui est à la fois physique et mentale…
Anne Garrigues :
L’inspiration ne t’a pas suffi, je comprends parfaitement !
Thierry Ménissier :
Cela ne me suffit pas dès lors qu’il s’agit de comprendre des choses pourtant très simples, comme ce qu’on a fait tout à l’heure en venant dans cette salle, lorsque nous avons couru sous la pluie. Pour ma part, j’ai longtemps pratiqué le rugby, je jouais dans la ligne de trois-quarts, ça peut sembler un témoignage étrange cette remarque si on voit se sport comme un affrontement brutal régi par des règles trop nombreuses et incompréhensibles, mais moi ce que j’aimais dans ce sport, particulièrement lorsque j’ai eu l’impression d’être dans un moment intéressant, c’est quand les conditions de jeu devenaient dantesques, quand je me disais « ce n’est plus possible il y a trop de vent qui souffle, trop d’eau qui tombe et ce vent n’est pas stable, ça va dans tous les sens, tu as l’impression d’avoir les cheveux fous et tout le corps agité et impossible d’éviter ça ». Dans ces conditions, je trouvais souvent qu’il se produisait quelque chose de spécial et important, quand les standards de l’action qu’on avait mille fois répétés, et personnellement j’étais plutôt un obsessionnel de l’entraînement, étaient tout d’un coup perturbés par les éléments qui t’obligeaient à devenir toi-même une partie du milieu ambiant, comme un élément parmi les autres éléments. Quand tu devais de désordonner pour te mettre en accord avec ce qui se passe, que tu devais t’accorder avec les conditions pour que ton jeu puisse retrouver un sens cohérent…
Anne Garrigues :
…Intéressant, je reviens justement d’Édimbourg en Écosse, je vois l’importance des éléments pour le rugby…
Thierry Ménissier :
…Oui l’Écosse est une terre mythique à cause de cela – et le rugby écossais je pense que c’est pour cette raison qu’il est très particulier…
Anne Garrigues :
Et j’ai senti dans cette ville l’importance justement de la boue, du vent et de la pluie…
Thierry Ménissier :
Oui c’est un peu fou ! Ah oui moi sans avoir jamais joué là-bas j’ai tendance à me sentir proche des joueurs écossais à cause de cela. De tous les rugbys que j’ai vu voir pratiquer, surtout aujourd’hui à l’heure du néo-rugby professionnel où il y a de standards surinterprétés et où il n’y a plus tellement de surprises, les Écossais restent des gens qui surprennent tout le temps parce qu’ils réinventent des formes de manière incroyable !
Anne Garrigues :
Mais c’est dû à leur climat !
Thierry Ménissier :
C’est ce qui m’a motivé pour au fond cette réflexion-action sur innovation et improvisation : elle se confond en fait avec ma recherche philosophique qui est sur le thème de la liberté, concept dont je pense qu’il faut d’abord l’entendre comme le surgissement, la nouveauté, l’invention. C’est la dimension plus philosophique mais pour moi se trouve toujours profondément liée à l’existence. J’aurais tendance à soutenir que pour les humains, il n’existe pas d’idée, d’essence ou de substance qui préexistent à leur action. De là vient mon problème avec la philosophie académique, que je soupçonne toujours de véhiculer un déni de cette hypothèse, un déni aux relents d’idéalisme ! Or, il n’y a pas d’essence stable des choses, il n’y a pas de substance sur le plan ontologique, il y a l’agir qui donne de la consistance aux êtres naturels que nous sommes. Quelqu’un qui n’agissait pas, il n’existerait tout simplement pas il me semble. En même temps l’action c’est quelque chose qui ne peut être pas sans le mouvement. Et la pensée est elle-même une forme d’action, elle n’existe pas sans le mouvement. C’est pourquoi d’ailleurs elle est vectrice de transformation : parce qu’elle est une des formes du mouvement. Voilà vous savez tout !
Fabienne Martin-Juchat :
Parfaitement d’accord avec toi !
Thierry Ménissier :
Mais la pensée, c’est un également un processus qui consiste à rentrer en soi-même, à accepter de ce fait nécessairement ce qu’on n’était pas d’abord, un processus qui intègre et déforme. Ce point aussi, mine de rien, m’a posé problème avec la posture académique en philosophie, qui consiste souvent à répéter ce qu’on a déjà dit pour être identifié et devenir une référence ! Pour ma part, j’ai eu l’impression de devenir moi-même en faisant un pas de côté, lorsque j’ai commencé à me pencher sérieusement sur la science politique, sur l’histoire et sur les sciences de l’information et de la communication, en m’intéressant à un type de phénomènes que la philosophie a tendance à dénigrer parce qu’ils seraient trop liés à l’expérience vécu des acteurs et actrices qui vivent dans le temps. Cela se complète avec l’idée qu’en réalité le véritable être qui compte, ce n’est pas un individu mais un collectif. C’est la raison pour laquelle je souligne que je pratique la pensée politique, et d’ailleurs, comme le faisait de son côté Hannah Arendt, souvent je préfère dire « pensée politique » plutôt que « philosophie politique », car cela permet d’intégrer à la démarche d’autres disciplines que la seule philosophie. car il me semble impossible de s’enfermer dans une recherche purement conceptuelle, il faut élargir la recherche intellectuelle à l’événement, et donc à quelque chose d’imprévisible.
Juste pour terminer je voudrais souligner un détail, le fait que les processus de transformation du collectif qui m’intéressent, qui font être, qui donnent de l’identité aux singularités qui composent le collectif, sont toujours liés à quelque chose d’éphémère. A ce propos, il me semble qu’il y a une illusion propre à la modernité, la rationalisation qui est que l’organisation puisse transformer les collectifs en quelque chose de fondamentalement durable. On peut aller très loin dans la critique de ce point parce que, dans ce schéma-là (qui est durabiliste), toutes les structures collectives, comme la famille et le mariage, les couples même, sont censés fonctionner de la même manière. Or ça fonctionne effectivement mais à quel prix, ça fonctionne aux prix de violences qui sont faites aux individus, qui ne peuvent pas s’épanouir et ne peuvent pas consentir à l’effet sur eux des forces de transformation que leur propose la réalité. Il y a donc une négation sociale de ce qui constitue les individus. Et conséquence, c’est leur propre potentiel de multiplicité et de transformation qui se trouve nié.
Anne Garrigues :
Oui, surtout si ça ne se transforme pas à l’intérieur de ces relations !
Thierry Ménissier :
En effet, toute la question à l’évidence c’est de réussir la transformation, à se transformer ensemble, et essayer de comprendre qu’est-ce qu’on perd et qu’est qu’on gagne dans ce mouvement-là ! Et il me semble que le problème de l’organisation, à ce propos, c’est qu’elle a bien du mal à intégrer la différence. C’est trivial à dire, parce qu’on le constate toutes et tous les jours, n’empêche qu’un être vivant est toujours lui-même un collectif lui-même, n’importe quel organisme est un collectif. C’est même pour cela qu’il est en bonne santé, parce qu’il arrive à intégrer le désordre, à se nourrir de ce désordre et à recréer pour lui-même une forme de norme adaptée à sa survie, d’autres l’ont dit en philosophie mieux que moi. Mais personnellement en tant que penseur politique je trouve que c’est quelque chose qui va assez loin parce que de ce fait les partis, les institutions remplissent certes leur fonction de stabilisation mais risquent aussi de tuer les éléments favorables à la liberté.
Anne Garrigues :
Et notre pays, la France, aime l’institution !
Thierry Ménissier :
Dans l’institution et dans cette sur-stabilisation qui est demandée aux organisations, je vois un signe de nature religieuse, je crois en effet que cela relève parfois d’une demande de sens fantasmée, l’appel à une forme de stabilité transcendante, dans une posture inquiète quant à la temporalité et au désordre, inquiétude que toute organisation devenant despotique fait d’ailleurs fructifier à son profit. « Surtout ne transformez rien, c’est trop dangereux ! » Voilà mon expérience…j’ajoute que malgré des études de philosophie débutée au siècle dernier et une pratique professionnelle et personnel intensive, je me sens très débutant en philosophie. Je connais la technique de la pensée et la plupart des standards depuis très longtemps, mais j’ai l’impression que ce que j’ai pu apporter n’était que préparatoire. J’ai l’impression d’être correctement préparé parce que j’ai lu de bons auteurs, j’en ai certains dont je n’ai pas beaucoup parlés d’ailleurs, et peu importe ils sont bien là et j’espère qu’ils vont m’aider à penser c’est cette manière d’être de la liberté qu’il faut rénover aujourd’hui. Sachant que c’est moins peut être par la pensée pure que par la pensé-action qu’il me semble que, pour ma part, je peux y contribuer.
Fabienne Martin-Juchat :
Pourquoi dis-tu « manière d’être » et pas « manière de faire la liberté » ?
Thierry Ménissier :
Parce que précisément l’action ce n’est pas essentiellement pour moi un faire. Il me semble que l’action est une catégorie plus large que le faire. Bien sûr, l’action ou la co-action, la coopération et la collaboration passent par des exercices etpar des pratiques mais ne s’épuisent pas dans la pratique. Au niveau que j’évoquais, ces pratiques constituent des moyens, certes irremplaçables et fondamentaux. Je dirais simplement pour terminer que pour moi le mot d’improvisation, c’est ce que je voulais dire, c’est quelque chose que toi Fabienne tu m’as apporté mais qui était déjà présent dans mon expérience d’une certaine manière. Cela ne prenait pas les formes que je vis maintenant, qui sont à la fois aiguës, organisées, beaucoup plus libres et ouvertes. Mais j’y étais préparé dès la jeunesse avec les rebonds du ballon ovale, avec toute cette attention pratique que j’y portais. Je jouais un poste où c’était déterminant le rebond potentiellement capricieux du ballon, c’était même déterminant et il fallait que je sache où il pouvait aller, par moments il fallait que je fasse l’hypothèse qu’il n’allait pas trop rebondir ou estimer où il pouvait bien aller, et cet aspect-là a complètement modelé mon jeu et, ensuite, ma pensée. C’est ce que j’essaie de transmettre à mon fils et aux enfants pour qui je suis éducateur, c’est un point qui les rend fous mais qu’il faut accepter à un moment donné comme une des premières données de ce jeu. Et i impossible de se débarrasser du ballon pour en finir avec cette inquiétude. Quand tu te dis par exemple « je vais adresser une passe au pied », tu n’es jamais totalement certain que le rebond va être favorable à ton partenaire – mais parfois, comme par magie, il y a une sorte de connivence favorable entre ton corps qui, dans la course, adresse la passe au pied avec la bonne force et une trajectoire optimale, la vitesse du ballon qui fuse au ras de l’herbe, le petit rebond qui se produit au bon moment à la juste hauteur des bras du camarade qui arrive à pleine vitesse ce qui permet une réception parfaite, quel extraordinaire moment de jubilation pour le corps et l’esprit. Ayant attendu et vécu ces moments-là, l’improvisation comme pratique qui nous réunit aujourd’hui reprend des choses dont j’avais envie.
Anne Garrigues :
C’est joli, tu as dit « ça reprend des choses dont j’avais envie ». Et je crois que dans improvisation il y a être en vie, il y a profondément être en vie, être vivant. Il y a vraiment quelque chose du vivant là-dedans, et l’action, c’est bien l’action, l’action ça a avoir avec être, le faire a avoir avec « do », « do it » et quand tu danses et quand tu regardes quelqu’un danser et que tu sens très vite en tant qu’enseignant de l’improvisation et tu lui dit « non là tu le fais » « ok », « recommence », « pratique pour que tu ne le fasses pas », que tu le vives, voilà c’est de l’ordre du vivant ! Et je pense qu’à travers l’improvisation on nomme des choses qui sont profondément de l’humain et de ce qui nous fait être des êtres pensants, agissants, des êtres reliés. En s’ajustant en permanence à toutes les contraintes de dehors et les mémoires du dedans, on parvient à vastes choses !
Ce qui est compliqué pour moi aujourd’hui juste pour répondre à cette question, c’est que je ne sais plus penser comme une improvisatrice/artiste. Je ne peux plus m’empêcher de penser aussi comme une praticienne somatique. Donc je pense qu’une partie de mes réponses ne fera pas vraiment de moi une « between » entre ces deux champs, je veux juste le souligner par rapport aux réponses que je vais faire et de toutes façons vous aurez d’autres témoignages d’artistes !

Fabienne Martin-Juchat :
A moins que tu ne considères que dans ta pratique aussi de Body-Mind Centering®, à travers les entretiens que tu fais avec les gens, il y ait de l’improvisation ?
Anne Garrigues :
Il y a en a constamment ! Et pour l’anecdote, j’étais invitée ce mois de février à Genève pour des Xèmes rencontres de l’improvisation au sein du Conservatoire de Genève ou j’interviens régulièrement pour former les profs ou bien auprès des élèves. Je n’interviens jamais en France mais à Genève oui, et ça se passe toujours avec beaucoup de joie (rires) ! Et donc je pratique, c’étaient des nuits de l’impro avec des musiciens, des danseurs où tu danses de 8 h du soir jusque 5h du matin. Tu manges une soupe à 5 h. Il y a des choses qui sont magnifiques, en termes de joie de l’art et cette fois-ci en Février, il y avait Thomas Greil qui est le directeur de la formation Body-Ming Centering® en France, c’est mon collègue. C’est quelqu’un qui a une place importante dans le champ de l’improvisation et du Body-Mind Centering® à travers le monde. Et il me voit en train de faire des propositions de mouvements aux musiciens qui étaient là, aux étudiants, etc. Je fais une proposition sur le moment. Voilà ce qu’on va partager, comment on va se mettre en jeu. Thomas était là en visiteur, il s’y plonge aussi et après une demi-heure d’improvisation dans tous les sens, à investir le bâtiment, un très beau moment de partage avec un groupe atypique et à la fin il me dit « mais c’est du Beyoncé ce que tu as fait ? » (rires). Mais non c’était de l’improvisation mais c’est la même chose (rires). Et c’était joli ! Lui je l’ai vu improviser alors que ce n’est pas du tout un danseur. C’est un homme, il a été journaliste musical et il a un diplôme de health-practitioner …A la base il est biologiste. Mais ce qu’il a fait ce soir-là aurait été digne de n’importe quel danseur professionnel, et il l’a fait dans une grande sobriété.
Fabienne Martin-Juchat :
Il était dans l’instant !
Anne Garrigues :
Oui, il était dans l’instant ! Pour dire plus précisément les choses, ces deux champs se recoupent et comme par hasard l’ensemble des articles du Body-Mind Centering® ont été écrits grâce à ces grandes figures de la danse contact-impro que sont Lisa Nelson, Karen Nelson, Nancy Stark Smith qui étaient les rédactrices de Contact Quarterly.
Fabienne Martin-Juchat :
Quelque part c’est mettre du mouvement là où il y a de la fixité, c’est-à-dire tu mets du mouvement, tu te nourris de ce mouvement et tu laisses ce mouvement aller là où il va aller et c’est vrai que par rapport à ce que tu dis au contraire les organisations/institutions elles fixent…
Thierry Ménissier :
Elles fixent et planifient !
Anne Garrigues :
Exactement !
Thierry Ménissier :
C’est le seul genre de mouvement qu’elles acceptent spontanément… même si peut être en sous-terrain elles en réclament un autre. Qu’elles soient privées ou publiques, elles requièrent la planification dans la perspective du plus haut rendement et de l’optimisation maximale…
Pour revenir à ton invitation aux nuits de l’improvisation, le fait même que ce cela se passe la nuit, cala te semble quelque chose de particulièrement important ?
Anne Garrigues :
Oui, parce que c’est festif !
Thierry Ménissier :
Et peut-être qu’aussi il se produit certains phénomènes, compte tenu d’une certaine lassitude, à un moment, celle du corps par exemple ?
Anne Garrigues :
Les modalités de ces nuits de l’improvisation avaient un format très précis qui était une mise en jeu toutes les heures d’un groupe différent d’artistes, tout ça pouvant se passer simultanément dans de nombreux lieux différents, plusieurs scènes, etc. Le public voyageant d’un lieu à l’autre et les participants aussi, de scène en scène et tirage au sort de qui va danser avec qui. Tu ne sais pas en gros quand tu rentres sur scène, tu sais juste le nom des personnes avec qui tu es, sans forcément les connaître !
Thierry Ménissier :
Cela me semble très en rapport à ce que j’ai connu, une organisation comme celle du jeu de rugby, où tu ne connais jamais totalement les conditions de déroulement : le tempérament ou l’humeur de l’arbitre, les forces et faiblesse de l’adversaire ce jour-là, la qualité des conditions du match (la pelouse, le vent, le bruit du stade…). . La différence est que dans ce cas tu restes dans la performance, car il faut gagner la partie, et dans un temps limité ! Alors que bien sûr si tu devais jouer au rugby, toute la nuit, ça changerait peut-être un certain nombre de choses dans la pratique…
Anne Garrigues :
Mais dans les nuits de l’improvisation, on a aussi un temps limité, c’est une heure à chaque fois, en fait ça se met en jeu toutes les heures, et les formats étaient entre 35 et 45 min et toujours laisser 10 min, un quart d’heure pour lâcher, boire un coup, changer et recommencer !
Thierry Ménissier :
Et pourquoi selon toi cette organisation ?
Anne Garrigues :
Parce que tu commences, je pense, complètement autre chose… Il y a des jam session en danse contact où tu déroules un temps, tu rentres et tu sors comme tu veux, mais à ce moment-là on n’est pas dans une modalité artistique du regard mais dans une modalité de pratique où à tout moment tu peux décider en tant que pratiquant, puisqu’on est pratiquant, de t’impliquer plus dans l’action ou de t’impliquer plus sur le bord et de… de percevoir et d’être témoin et de soutenir comme ça, voire même de quitter la salle et d’aller faire ce que tu as envie ailleurs. Donc c’est toi dans la danse contact sur une durée de quelque chose qui tourne
qui choisis ta propre durée mais tu la modules toute la nuit. Tu peux décider de danser 4h. On est dans de ce genre de formats. Moi je veux redire que je suis une improvisatrice, je suis une danseuse contemporaine improvisatrice, je ne suis pas une contacteure…c’est important et c’est de ça dont je peux témoigner. Ma pratique de la danse contact elle fait partie de « mes outils techniques », entre guillemets. Je ne suis pas… je ne me sens pas de la communauté des contacteurs c’est important de le dire.
Fabienne Martin-Juchat :
Mais pourquoi ? Cela fait une grande différence pour toi ?
Anne Garrigues :
Parce que je suis une artiste et que ce qui m’intéresse d’abord c’est la question de l’acte …
Fabienne Martin-Juchat :
Quand tu parlais de ton collègue qui improvise, il était dans une démarche artistique à ce moment-là ?
Anne Garrigues :
Oui parce qu’elle inclut le regard ! Un enfant peut être dans une démarche artistique, un néophyte peut être dans une démarche artistique !
Thierry Ménissier :
Ce n’est pas le cas du contact impro, si je suis ta pensée ?
Anne Garrigues :
Non pas toujours ! Il y a des gens qui font du contact dans un esprit profondément artistique, et d’autres non…et en disant ça, il n’y a pas du tout de jugement de valeurs, du tout. Juste un discernement entre des formes. Il n’y a pas du tout à dire que l’un serait mieux que l’autre. Mais je pense néanmoins que le regard est quelque chose d’important… parce que je me place vraiment dans une perspective développementale, du développement de l’être et de la personne parce qu’en général je la trouve très pertinente ! Le regard nous construit et
l’altérité se construit elle aussi à travers le regard mutuel. Le regard et le toucher : « tenir regarder regarder tenir », ce sont deux actions de base mais on peut faire que tenir, toucher l’un, on ne peut faire que regarder à distance, ce sont les deux pôles, les deux sens les plus éloignés l’un de l’autre et à travers tout ça c’est un dialogue qui se tisse donc la danse qui se met sur la scène et qui n’est plus qu’une pratique de regard, quelque que soit les formes artistiques, elle fait appel néanmoins avec mes neurones miroirs, avec toute l’empathie que je vais avoir, elle va me faire danser plus ou moins intérieurement si je peux m’y relier. Et la danse qui me traverse, qui me touche, elle n’est… et puis la danse que je vois chez mes partenaires que je regarde danser…
Fabienne Martin-Juchat :
Mais dans le contact impro le fait d’être touché… de l’altérité du touché… comme dans le Body-Mind Centering® quand tu touches… est-ce que ce n’est pas une forme de regard en fait ? L’altérité par le contact ?
Anne Garrigues :
Non, ce n’est pas du regard mais c’est quelque chose qui reconnait l’autre aussi, oui, avec ça je suis d’accord. Ça crée à la fois de l’altérité, de la relation… mais ce n’est pas du regard, ce n’est pas la même chose que le regard. Il n’y a pas toujours ça !
Thierry Ménissier :
Mais ces deux expériences de l’altérité s’exercent par deux tutelles distantes…
Anne Garrigues :
Par deux sens différents. Et le regard étant le sens le plus complexe et élaboré qui engage le plus haut dans le cerveau…celui qui aussi, qui travaille très loin, qui met le plus à distance, celui qui ramène toutes nos propres perceptions… enfin il y a énormément de choses ! Mais détrompons-nous pas, le toucher aussi peut troubler…
Fabienne Martin-Juchat :
Et sur le comité de contacteurs, tu n’as pas tellement répondu…
Anne Garrigues :
Une manière peut-être de répondre à ta question, c’est que je suis venue à l’improvisation probablement tôt mais sans le nommer nile savoir, j’étais danseuse et un jour je suis allée à New York parce que je prenais des cours… j’en avais marre de faire de la technique, tu dégages les pieds enfin je ne sais pas si tu as vécu les gammes mais c’est quand même un peu psychorigide quand même… (rires). J’ai dit « écoute je m’arrête, je vais faire de l’impro, je dois aller faire autre chose ». Elle m’a dit « Anne, tu fais un solo et tu vas à New York », j’ai répondu « Ok je fais un solo et je vais à New York ». J’ai fait un solo et je suis allée à New York et là-bas ce fut effectivement passionnant d’y découvrir en dehors de la France une toute autre approche et j’ai rencontré pas mal de contacteurs mais étonnement ces contacteurs étaient des danseurs de Cunningham, de Trisha Brown et de Steve Paxton etc. C’étaient des danseurs qui faisaient de la danse contact et c’est par ces gens-là que j’ai approché le contact impro. Et puis lors de ce séjour je rencontre une personne, une femme Dana Reitz je fais un stage avec cette femme et ça été la révélation, j’ai su ce jour-là que je ferai de l’impro et que c’était ça. Dana, je pense que c’est quelqu’un qui a une pratique de la philosophie zen, elle a dansé comme improvisatrice et a toujours pratiqué l’improvisation et le moment présent avec exactitude et rigueur, elle a dansé dans des pièces de grands metteurs en scène, par exemple Peter Brook. Or, lui avait compris qu’elle improvisait et l’a laissée faire, pourtant elle n’a jamais revendiqué qu’elle était improvisatrice. C’est sa manière de danser et d’exister en tant que danseuse : une soliste, quelqu’un de très singulier qui travaillait avec son éclairagiste et sur l’espace et le vide… Et quand on faisait les stages avec elle, elle tournait autour de nous, elle tournait dans la salle, elle indiquait les modalités et marchait tout autour de nous, je me souviens d’une phrase qu’elle m’a dit « Stop feeling think! »: Arrête de sentir pense. C’était la première fois que je me suis dit « ok je peux penser, je peux être une improvisatrice, je peux penser, ma pensée n’est pas sale, je n’ai pas besoin de sentir pour danser, je peux penser ». Et c’était bon ! C’est-à-dire que quand j’improvise, oui je sens et c’est une praticienne de Body-Mind Centering®, donc une experte de la sensation, qui te dit ça ! Pour moi c’est fondamental, c’est ce qui me fonde dans mes sensations, je pense et je choisis…
Thierry Ménissier :
Est-ce que tu peux en dire un peu plus sur la nature de cette pensée ?
Anne Garrigues :
Le mot « pensée » je l’ai choisi, parce que je fais des choix en permanence et que je m’entends penser et quelle conscience j’ai quand je suis en train d’improviser, c’est le discours intérieur qui me parle, qui me lisse, qui voit, qui me commente, qui me déstabilise, qui me supporte, qui actualise à chaque instant ce qui se passe dehors/dedans…
Thierry Ménissier :
Irais-tu jusqu’à métaphoriser cela par une sorte de 2 en 1 ?
Anne Garrigues :
En tout cas si je veux gommer ça je suis perdue, et si je l’inclus ça va beaucoup mieux !
Thierry Ménissier :
J’imagine que tout dépend du point d’où on part, parce que ce que la pratique de l’improvisation apporte, je parle en tant que contacteur amateur, et… ce que la pratique de l’improvisation en danse contact permet de ressentir de manière triviale c’est d’abord une sorte de lâcher prise, par contraste avec la société rationnelle, qui mentalise tout et qui est normée et répressive. Mais personnellement je n’aime pas ce terme, et il me semble qu’il fait écran à ce qui se passe réellement. Alors je trouve intéressant que tu laisses entendre qu’au niveau qui est le tien, il y a un dialogue avec soi-même. Cela s’effectue sur la base de la sensation, si je te suis bien ?
Anne Garrigues :
Un dialogue constant, constant ! Mais si tu veux il n’est pas nécessaire de le faire parce qu’on est dans une société rationnelle, pensante…Il n’est pas nécessaire de verser dans l’excès inverse et de ne plus vouloir penser. Je passe mon temps et en général quand j’ai des danseurs de contact qui arrivent dans mes propres cours, je les secoue un peu en général mais c’est toujours intéressant et à un certain moment quelque chose les secoue parce que je leur dis « ça n’est pas sale de penser, C’est être humain » !
Fabienne Martin-Juchat :
Parce qu’en effet ce qui gêne un peu avec les contacteurs, c’est leur revendication de n’être que dans la sensation ?
Anne Garrigues :
Mais oui ! Et j’ai tout le temps dans les stages que j’organise des gens qui ont des
parcours de ce genre ! Comme si… et j’ai toujours le mot mental qui arrive, enfin pour moi c’est…boum ! (Bruit d’explosion). Ce qui arrive avec le mental… je dis « mais attends, doucement, nous là on improvise », on n’est pas dans une pratique méditative où on pourrait observer, le mental, le travail, qui est une chose. On est en train de faire des choix, on utilise notre cortex frontal, on est créatif, on pense, ON PENSE tout le temps, arrêtons de dire qu’on ne pense pas ! Si je ne pense pas, je ne suis pas créatif ! Ce n’est pas possible ! Je suis je ne sais pas quoi… je suis une bête, je suis un animal, je suis impulsive, je suis je ne sais pas quoi ! Mais si je pense j’amène autre chose et je peux mener avec mon impulsion ! Vous comprenez tout ça ?
Fabienne Martin-Juchat :
Et même dans un mouvement authentique, quand tu te laisses porter par un mouvement, tu penses aussi ?
Anne Garrigues :
Le mouvement authentique ce n’est pas de l’improvisation, on est d’accord ! Et pour moi… Mary Starks Whitehouse, qui est la fondatrice du mouvement authentique, dit « attention c’est le matériau brut de l’improvisation ». C’est le mouvement, c’est la dynamique de l’inconscient. En tant qu’improvisatrice, j’ai fait 8 ans de mouvement authentique et pour moi c’est une base très forte : j’ai besoin d’aller chercher le mouvement authentique pour nourrir tout ça mais quand je suis improvisatrice, je suis dans un espace de créativité, c’est complètement autre chose, sinon il me manque une dimension, il me manque des choix, il me manque ma poésie, il me manque mon humanité, juste mon humanité !
Thierry Ménissier :
Tu réintroduirais aussi de la culture, donc ?
Anne Garrigues :
Oui aussi parce que je peux jouer de ça, complètement, bien sûr !
Fabienne Martin-Juchat :
Mais peut-être c’est la grande différence entre improvisation et composition instantanée, c’est l’improvisation qui serait une sorte en fait de lâcher-prise où tu es vraiment dans une sorte de vitalité naturelle, non humaine…
Anne Garrigues :
…De spontanéité, de mouvement, c’est un flux, c’est un très beau flux !
Fabienne Martin-Juchat :
Et après la composition instantanée, où tu composes quand même avec des gens particuliers, tu as un corps de femme, un corps d’homme…
Anne Garrigues :
En même temps tu peux jouer évidemment de toutes tes impulsions puisque tu es en dehors des codes sociaux. Un artiste il est libre aussi !
J’évoque le fait que je suis issue du champ de la composition instantanée, juste pour bien replacer ces mots champs de pratique.
Thierry Ménissier :
Quand tu as dit tout à l’heure, « être dans l’instant », qu’est-ce que tu voulais dire plus exactement avec cette formule ? C’était après avoir parlé des nuits de l’improvisation mais je ne sais plus quel était le lien mais peu importe, qu’est-ce que tu veux dire ?
Anne Garrigues :
Je ne sais plus. C’est peut-être idiot de le dire d’ailleurs. Parce que ça n’existe… il n’y a pas d’instants coupés…
Thierry Ménissier :
Attention…sur ce sujet, soit tu es plutôt bergsonienne, soit plutôt bachelardienne – et là tu me sembles inspirée par Bergson : pour toi, il n’y a pas d’instant, tu te situes dans la durée !
Anne Garrigues :
Oui !
Thierry Ménissier :
C’est cette durée qui est faite d’une coulée continue, le fait d’isoler les instants serait une illusion pour Bergson, une illusion mécaniste qui sectionne des choses, avec la durée tu es dans une coulée, il assimile ça à un liquide, c’est la métaphore qu’il emploie…
Anne Garrigues :
Pour moi dans ce cas je suis bergsonienne !
Thierry Ménissier :
Le temps intérieur n’est pas fait d’instants !
Fabienne Martin-Juchat :
Et Bachelard alors ?
Thierry Ménissier :
Dans son petit livre de 1932, L’intuition de l’instant, Bachelard explique sa théorie du temps par opposition à la manière dont Bergson valorisait l’intuition de la durée. C’est un très beau texte qui se termine par une image forte : « Toute la force du temps se condense dans l’instant novateur où la vue se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d’un divin rédempteur qui nous donne d’un même geste la joie et la raison, et le moyen d’être éternel par la vérité et la bonté. » Ce qui est frappant est que l’image de la fontaine ne concerne pas seulement la métaphore de l’instant créatif comme une eau vive et jaillissante, il s’agit d’une référence théologique au Nouveau Testament de la Bible, la fontaine dont il est question est l’endroit où le Christ adresse un aveugle qu’il vient de guérir. L’instant novateur est donc potentiellement un lieu de réinvention radicale !
Fabienne Martin-Juchat :
Peut-être que ce dont nous parlons concerne les deux : durée et instant…
Anne Garrigues :
C’est intéressant comme, par un curieux hasard, les deux références évoquent quelque chose de liquide…
Thierry Ménissier :
J’ai l’impression que la temporalité, l’expérience temporelle, que les collectifs ressentent, éprouvent et pensent dans les exercices d’improvisation est d’une nature tout à fait spéciale et intéressante. Cela me donne envie de m’intéresser à cela dans la perspective qui est la nôtre : le transfert et le rapport entre d’un côté les organisations et de l’autre les temps d’improvisation. Ce qui me semble attirant et intéressant ici est que la qualité du temps d’improvisation est très particulière, et qu’elle dépend des expériences et même des exercices qu’on pratique. Ce n’est pas une vue abstraite, c’est quelque chose qui advient en relation avec des pratiques.
Anne Garrigues :
Absolument d’accord !
Thierry Ménissier :
Ce qu’on peut attendre de l’improvisation tient peut-être à une qualité particulière
de temps et c’est par l’expérience de ce temps vécu que va s’opérer au sein d’un collectif quel qu’il soit, quelque chose qui est susceptible de transformer les gens. D’après ce que nous constatons dans nos propres expérimentations, c’est la pratique du mouvement qui induit cela, ou encore la relation entre le mouvement et le temps. Et là encore on peut identifier un topos.
philosophique depuis Aristote, qui explique dans sa Physique que le temps « est le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur ». C’est-à-dire que pour lui on appelle temps ce qui accompagne le mouvement, le temps est pensée en fonction du mouvement qui permet d’identifier un avant et un après. Bien sûr ce point est très discuté parce de nombreux auteurs à partir d’Augustin d’Hippone ont avancé qu’à travers son expérience subjective, le temps existe indépendant du mouvement. Évidemment c’est une question abyssale. Je pense qu’à propos de la relation entre mouvement improvisé et expérience du temps, il est pertinent de maintenir une position inspirée par Aristote. Son approche est sous-tendue par la considération d’un mobile qui se déplace sur un plan, ce qui peut sembler au premier abord assez plat comme approche de quelque chose d’aussi subtil que le temps. Il n’en demeure pas moins que pour des êtres complexes et réflexifs que sont les humains l’expérience du mouvement – l’expérience de soi-même comme un mobile – engage une expérience qui, une fois réfléchie, fait prendre conscience du caractère créatif du temps. Il s’est passé quelque chose dans le mouvement improvisé qui rend ces instants-là originaux, irréductibles à la temporalité ordinaire. Je suis peut-être un peu confus, mais cela m’apparaît avec une grande évidence…
Anne Garrigues :
Non non tu n’es pas confus, pour moi c’est d’une totale évidence !
Thierry Ménissier :
C’est pour cela que je suis intéressé à ta réponse quand je te demandais de préciser ce que tu entendais par « être dans l’instant » alors que tu m’as répondu « mais non je suis plutôt dans la durée » !
Anne Garrigues :
Oui parce qu’il y a d’une certaine manière les deux choses en même temps. Tu peux tenir un discours quand tu veux approcher, initier à l’improvisation, alors tu vas utiliser le mot d’instant présent, et tu soulignes l’importance des choix, de l’intuition, de ce qui se fait dans le moment mais finalement pour être à cet endroit-là c’est parce que tu es dans ton flux que tu y es, sinon tu y es pas, tu es coupé constamment, tu es déraciné…
Thierry Ménissier :
Et donc tu as une attention à toi-même quand tu es dans ton flux ?
Anne Garrigues :
Oui.

Thierry Ménissier :
J’aime bien cette expression, « tu es dans ton flux », pour dire que tu as une attention à toi-même, à toi intérieurement mais aussi aux autres j’imagine !
Anne Garrigues :
Oui bien sûr !
Thierry Ménissier :
…Et aux conditions, aux circonstances…
Anne Garrigues :
Mon flux il est dedans et dehors !
Thierry Ménissier :
Et comment est-ce que tu pourrais aller plus loin sur la différence entre les moments, j’imagine que tu dois bien percevoir des périodes où il a beaucoup moins d’intensité ou d’attention…Ce que tu cherches en tant que praticienne de l’improvisation, c’est quoi de manière optimale, c’est l’ensemble avec des variations ou bien des moments de grâce, pour employer encore une sorte de métaphore…?
Anne Garrigues :
Je dirais que je pratique l’improvisation en tant que pédagogue, et ce que je cherche…Ah oui tu as parlé d’instants de grâce ! Ce que je cherche c’est d’apprendre à reconnaitre ce qui est dans le moment, donc reconnaitre ce qui est, pas ce que je voudrais ou ce que je souhaiterais ou ce qui devrait mais déjà reconnaître ce qui est là.
Fabienne Martin-Juchat :
C’est d’accueillir ce qui est présent et d’être juste dans ce qui est là.
Anne Garrigues :
Et déjà si je reconnais un soir le tonus particulier, le groupe, les modalités, ma manière de m’exprimer, le studio…que je vais devoir faire avec tout cela… et quand tu en es déjà à ce niveau, c’est que quelque chose se passe qui advient et qu’il faut laisser se faire parce qu’on est, j’aimerais redire, dans l’art de la transformation. Il y a le mot « forme » dans « formation ». On est dans l’art des formes justes qui passent à travers, il y a bien des formes constamment, il y a bien des organisations permanentes donc quand j’improvise je passe d’une organisation qui se reconnait elle-même à une autre organisation qui se transforme, qui se célèbre, qui décide d’être, qui décide d’être par exemple quatuor, dans un espace ouvert, ou qui décide de repartir au chaos et de n’avoir plus de sens et on ne sait plus jusqu’à ce que de nouveau surgisse une clarté, une intention. Et à chaque moment moi quand j’improvise, par moment je suis plus limpide dans mes choix évident, en jeu, fluide, et à d’autres moments je ne le suis plus du tout. Ok, ce n’est pas un problème. Et donc ce qui se passe à ce moment-là et où est ce que je vais et qu’est-ce qu’il y a de plus autour et ou est-ce que je vais me trouver…
Thierry Ménissier :
Oui ce qu’il fait que, dans la perspective d’apprendre à reconnaitre ce qui est dans le moment, il n’y a pas d’échec.
Anne Garrigues :
Non, il n’y a jamais d’échec !
Thierry Ménissier :
Je suis d’accord avec ça et c’est ça qui est capital de faire comprendre…
Anne Garrigues :
Oui oui il n’y a aucun échec, quand tu te sens en échec, c’est un endroit de recul, c’est un endroit d’autre chose !
Thierry Ménissier :
Dans les collectifs que j’encadre de mon côté dans la pédagogie de l’innovation où parfois le groupe a tendance à ressentir quelque chose de ce genre, tandis que certains de mes collègues proposent à ces moments-là de la structuration de gestion du projet, pour ma part j’opte au contraire pour assumer le déraillement par rapport à ce qui était engagé, et j’aime braquer l’attention sur ce moment quand les participants se sentent en situation d’échec sur les hypothèses d’innovation adoptées jusqu’alors par le groupe. Je leur dis alors « à présent vous êtes dans un moment de vérité ».
Anne Garrigues :
Mais bien sûr !
Thierry Ménissier :
…Ce moment de désespoir absolu où, après avoir beaucoup travaillé avec enthousiasme à partir des intuitions initiales, on a l’impression atroce de se retrouver totalement à la rue, toutes les fausses bonnes idées sont évanouies et on n’a plus rien…mais en fait on a beaucoup avancé !
Anne Garrigues :
Mais oui c’est génial ! Par contre, à cet endroit-là c’est pas mal si tu sais que tu respires toujours. Donc c’est encore jouable… si tu sais que sous toi il y a la terre et qu’au-dessus toi il y a l’espace. Ça veut dire si tu es dans ton corps.
Thierry Ménissier :
Oui et j’ajouterais une modalité qui semble capitale : si tu comprends que tu es à plusieurs dans cette même situation pénible…
Anne Garrigues :
Oui je suis d’accord ! Et cette connexion qui va à un moment donné s’agréger pour repartir…c’est très intéressant le moment où tu commences à sentir que la collection ce n’est pas hétérogène, c’est un truc qui va s’assembler alors ça va être temporaire cet assemblage et ça repart. Et c’est comme des moments de grâce, la grâce ce n’est pas quand le mouvement est achevé, c’est quand il démarre, mine de rien…
Fabienne Martin-Juchat :
…Quand tu sens que ça prend…
Thierry Ménissier :
Oui, et puis tu ne sais pas vraiment si c’est vraiment en train de prendre. Tu te dis mais peut être que je suis victime d’une illusion, de mon désir, mon espoir mais il se passe quelque chose et pourtant je ne sais pas quoi du tout. Les participant.es au groupe de travail sur l’innovation ne le savent pas non plus et simplement le tout petit début du début où tu te dis en les observant : ça bouge ou ça ne bouge pas ?, finalement cette hésitation-là est très intéressante. Pour ma part j’ai envie de cultiver cette hésitation parce que c’est dans ce début, très labile, du mouvement que se joue fondamentalement l’expérience de la liberté ! Je crois qu’il n’y a pas d’autres expériences plus fortes et vraies de la liberté que ce début pénible d’un mouvement qui s’ignore encore et qui ressemble à quelque chose d’embué, d’instable mais qui comprend un vertige intrinsèque, un malaise même, et qui traduit souvent, pour chaque participant.e, une situation d’inquiétude à l’égard de soi-même.
Fabienne
Martin-Juchat :
Oui, comme un vrai défi…
Thierry Ménissier :
Je ne dirais pas pour ma part que c’est un défi, parce que le défi implique déjà la formalisation de l’épreuve. Je veux dire que tu te sens juste mal (rires). Mais tu te sens mal d’une manière très intéressante !
Anne Garrigues :
Ce n’est pas nécessairement toujours se sentir mal, mais oui en tous cas ça peut
en faire partie !
Fabienne Martin-Juchat :
Tu dis cela parce que tu as l’habitude de cette sensation ! Avec l’expérience tu
finis par accepter ce vide…
Anne Garrigues :
Oui en effet !
Thierry Ménissier :
Pour moi qui le cultive c’est devenu agréable aussi ! C’est même presque maintenant mon état de recherche normal, et quand je ressens ce genre de vacuité je me dis : là, il peut peut-être commencer à se passer quelque chose auquel je n’avais pas pensé !
Anne Garrigues :
C’est parce que maintenant tu es familier, tu n’es plus un néophyte quand tu
es à cet endroit-là ! Ceux qui le découvrent sont vraiment fragilisés, il faut prendre soin d’eux et leur apprendre ce qui se passe. Pas de panique, on va apprendre cet endroit-là, il n’y a pas de soucis à cet endroit-là, c’est un bel endroit. C’est la pédagogue qui s’exprime ainsi !
Thierry Ménissier :
Bien sûr c’est exactement cela…Mais l’innovation cela reste quelque chose de profondément anxiogène. Je parle du fait de mettre un collectif en situation d’innover, et dans ma pratique d’enseignant d’encadrer des étudiant.es et stagiaires sur des projets d’innovation. La démarche est profondément anxiogène pour ce collectif donc je fais le même travail que toi qui consiste à sécuriser les participant.es, parce qu’en effet il est nécessaire d’être sécurisé pour pouvoir accepter cette vacuité…
Anne Garrigues :
S’il n’y a pas de sécurité, c’est très délicat. Il y a des pédagogies qui fonctionnent par l’anxiété, par la déstabilisation, etc. Moi je ne peux pas le cautionner. Encore une fois, parce que j’ai une approche développementale. C’est destructeur, au niveau de l’individu, du fonctionnement…
Je voulais dire une autre chose et j’espère que je vais arriver à la dire clairement. Tu parlais tout à l’heure de contagions au tout début de notre discussion…
Thierry Ménissier :
Oui, entre l’organisation et l’improvisation !
Anne Garrigues :
Oui, et tu as évoqué qu’est-ce que c’est que la liberté et ça a encore avoir avec les pratiques de la danse contact mais aussi la manière dont chacun de nous s’est développé enfant, c’est-à-dire que la notion de contagions, d’empathie, d’ajustement, d’accordage qui nous fait nous ajuster à l’autre…elle nous permet du faire, du ensemble, pour que ça aille dans une modalité commune, confortable, pas dangereuse et qui va me soutenir. Et pour moi je pète un câble au bout d’un moment donc ça c’est mon expérience et donc au bout d’un moment j’ai besoin de questionner ma liberté et j’ai besoin de questionner ma radicalité, et j’ai besoin de
questionner le courage de dire et de faire autre chose que ce que fait le collectif ! Et ça c’est quelque chose qui me semble important aussi ! C’est-à-dire qu’il y a le « tous » mais il y a aussi la singularité, le positionnement…
Thierry Ménissier :
Je crois que ce qui fait diverger les gens, c’est justement la possibilité de leur irréductible singularité. Pour ma part, dans l’expérience de l’intersubjectivité, dans l’altérité, voire l’intercorporéité qu’elle va se révéler, je ne crois pas à une singularité constituée ipso facto et pour toujours…
Anne Garrigues :
Non, mais ça c’est fini ! On n’y croit plus ! On est plus des psychanalystes…
Thierry Ménissier :
C’est en effet une épouvantable illusion que celle de la subjectivité pure ! Sauf que le marketing, très efficace dans la société, fonctionne là-dessus, on est facilement victime d’une pensée qui est le fait du mimétisme de ces fameuses individualités mises en avant par le marketing !
Anne Garrigues :
En réalité, cela ne fait pas longtemps que ça pense comme ça, seulement depuis les années les plus fastes que nous ayons eu, finalement ces 50 dernières années avant ça ne pensait pas comme ça ! Et la question du groupe et de la puissance et de l’injonction, de la société sur l’individu. La norme était quand même première donc on a eu dans les années 1960-70, on parlait d’émancipation, de tous ces phénomènes là mais qui à un moment peuvent aussi aller droit dans le mur sur le fait que de se retrouve isolé et trop seul. C’est intéressant de le questionner…
Thierry Ménissier :
Le mot « émancipation » renvoie au latin qui désigne la procédure d’affranchissement des esclaves, et par suite la sortie de la tutelle paternelle…on voit bien comment cela a pu correspondre à la thématique des années 1970 de la critique du patriarcat, un critique évidemment très importante qui a eu des effets remarquables mais qui a également conduit à poser le problème de l’individu radicalement émancipé, coupé de ses tuteurs au sens concret du terme, ce qui comme une plante lui permet de se tenir droit.
A mon tour de rebondir : est-ce que tu fais pratiquer l’improvisation à des collectifs disons publics, civils, non qualifiés comme danseurs ? Est-ce que tu transfères l’improvisation vers la société ?
Anne Garrigues :
En fait de transferts…je reste quand même une danseuse. J’effectue des transferts vers des publics néophytes ou qui ne savent pas qu’ils vont faire cela, par exemple quand je me retrouve dans un lycée horticole comme celui de Saint-Ismier où il y a d’ailleurs une équipe de rugbymen qui sont en BTS de paysagistes…Leur prof de paysagisme leur dit « nous allons faire 3 jours de stage avec Anne Garrigues et vous allez comprendre ce que c’est que du
paysage ». Alors on fait trois jours de pratique in-situ avec les sens, la perception, l’impro etc. Et au bout des trois jours il leur dit : « ce que depuis deux ans je m’évertue à vous dire, je crois que vous commencez à comprendre que le paysage d’abord ça se vit ». Et en général ils acquiescent ! Donc c’est vrai que c’est une expérience forte d’être là dans le lieu en soi, de bouger, de me retrouver avec ces gens et c’est intéressant ces trois jours d’immersion pendant lesquels j’utilise tous mes outils d’improvisatrice ! Mais je n’ai pas d’autre discours là-dessus !
Thierry Ménissier :
C’est intéressant ce que tu dis parce que moi, dans ma pratique d’éducateur de rugby, avec les jeunes joueurs dont je m’occupe, il y a toujours un moment où je désigne la surface sur laquelle on est en train d’évoluer et leur demande « qu’est-ce que vous voyez là ? », ils me répondent : « c’est le terrain », et moi j’ajoute « bien sûr mais c’est aussi un paysage à dessiner, et même un labyrinthe à explorer ». C’est important de comprendre ça. Et c’est sûrement compliqué le rugby du point de vue abstrait, mais pas du point de vue pratique : quand tu as joué au rugby, tu sais que dans toute partie qui commence tu rentres dans des situations où tu perçois les couloirs du labyrinthe, tu les reconnais à partir de toutes les situations fortes que tu as vécues et que n’oublieras jamais parce que ton corps a adopté une option en fonction de celles qui ont été choisies par les autres, ça s’est fait dans l’instant, c’est quelque chose de corporel mais aussi d’émotionnellement vécu. Tu croyais au moment où ça se met à jouer que la situation était plate, en deux dimensions, et voilà tu découvres par l’engagement de ton corps que ce qui se passe n’est pas plat du tout, mais beaucoup plus profond, et tu joues là-dedans ! Alors certainement que le rapport à l’espace est différent chez des gens qui n’ont pratiqué ni la danse ni ce genre de sport, et c’est pourquoi c’est intéressant de leur faire découvrir avec des exercices.
Anne Garrigues :
Oui, c’est très variable ce rapport ! Ce qui est même génial c’est que le rapport à l’espace d’un individu à l’autre n’est pas du tout le même ! Et il a à voir avec ses propres membranes et ses propres espaces que tu peux approcher ou non, avec ses propres limites donc…
Thierry Ménissier :
Donc c’est quelque chose d’affectif, l’espace ?
Anne Garrigues :
Oui, clairement !
Thierry Ménissier :
J’avais encore une question. Elle concerne la relation entre les influences du dehors et les mémoires du dedans dont tu as parlé début, quand tu cherchais à te définir tu disais que tu composes avec les influences de dehors et les mémoires du dedans qui caractérisent les personnes. Peux-tu en dire un peu plus s’il te plait. Ce que tu cherches, c’est un rapport entre les deux ?
Anne Garrigues :
Les mémoires du dedans, c’est peut-être juste que nous engrangeons des mémoires, des chemins dans des labyrinthes et à partir de là, c’est tout ce que j’ai engrangé, que mon système limbique a engrangé, que ma mémoire a stocké, qu’à un moment j’actualise pour choisir ce que je vais faire dans le moment.
Thierry Ménissier :
Mais alors on choisit une orientation ?
Anne Garrigues :
Oui on choisit !
Thierry Ménissier :
D’accord, alors les mémoires ne déterminent pas complètement l’orientation qu’on prend ?
Anne Garrigues :
Si si elles sont bien présentes ! Mais l’art c’est un autre endroit. Sur la question de l’innovation que tu évoquais pour ta part, j’ai envie de répondre comme praticienne de BMC, c’est l’endroit de l’inconnu, c’est l’endroit du nouveau pardon, ça part de l’expérience cellulaire, l’information est dans les liquides, elle n’est pas encore enregistrée par nos nerfs et par le système nerveux. Dès que l’expérience est vécue une fois elle est enregistrée… et quand je revis l’expérience une deuxième ou je m’invite à la revivre, elle revient elle resurgit… je me dis « ha tiens c’est la deuxième fois que je vis ça ». Ce n’est pas pareil ou c’est pareil, c’est la troisième fois que je vis « oh je vais la vivre encore une quatrième fois » ou non ça fait trop ! Mais l’endroit nouveau, l’endroit de l’innovation, de l’apprentissage, l’endroit du choix, l’endroit du choix, du possible en tant que possible comme dirait Robert Musil, tu sais « l’homme du possible », c’est vraiment un endroit qui est avant la mémoire justement donc… où je me méfie de la mémoire et on doit être encore avant et c’est pour ça que tout à l’heure on parlait des flux. Si pour ça que si je vais dans les flux et si je vais profondément dans le travail des sensations et la danse contact a cette intelligence, je peux renouveler des choses parce que je peux actualiser, amener des expériences nouvelles…
Fabienne Martin-Juchat :
Qui sont en deçà des mémoires ?
Anne Garrigues :
Qui sont est en deçà des mémoires, et je trouve ça très juste du point de vue organique, c’est très intelligent comme manière de faire.
Fabienne Martin-Juchat :
Oui c’est très intéressant. J’ai une autre question à vous poser, au sujet du lien entre improvisation et organisation. Est-ce que tu arrives à improviser dans nos sociétés qui sont quand même très normées, organisées ? Et est-ce que tu travailles différemment avec des gens qui pratiquent couramment l’improvisation ? Est-ce que l’intelligence collective des improvisateurs à travailler ensemble est particulière ?
Anne Garrigues :
Je ne sais pas si je vais bien répondre à ta question…j’ai la chance depuis
quelques années de travailler avec le groupe UBAC qui sont des danseurs amateurs, ce sont des gens qui font une création annuelle avec moi, s’ils sont là c’est parce qu’ils font de l’improvisation et qu’ils font aussi du Body-Mind Centering®, ce sont nos deux langages communs. Je ne peux pas accepter dans ce cours quelqu’un qui n’a jamais d’improvisation ou qui n’aurait pas fait de BMC. C’est-à-dire que c’est comme avoir les fondements et puis ensuite pour chaque création on va établir ce que c’est le commun que nous partageons, donc la série d’expérience qu’on va engranger où on va se permettre de danser, de se perdre mais qui va créer des mémoires partagées par tout ce groupe, des confiances, des relations, etc. Je ne sais pas si je réponds mais je sens, enfin je suis très heureuse de faire ce travail de création avec ces adultes parce que je vois à quel point on arrive à ciseler une écriture dans laquelle ils ont une totale liberté qu’ils investissent constamment… donc ils sont totalement auteurs et j’en suis aussi totalement auteur et il y a un jeu entre tout ça que je trouve assez fort…
Fabienne Martin-Juchat :
Cette expérience reste dans le champ artistique, mais comment est-ce que tu réinvestis cela dans les manières de faire ensemble dans d’autres champs ?
Anne Garrigues :
Dans les séances par rendez-vous par exemple, c’est intéressant pour moi d’être praticienne de BMC et d’accueillir des familles avec des enfants qui ont un mois, deux, trois, cinq mois… des gens qui viennent là, qui connaissent pas la danse, qui viennent là parce qu’ils viennent découvrir le développement de leur enfant, découvrir ce que c’est qu’être un parent aussi et comment… je ne sais jamais comment je commence une séance et comment je la finis et je suis pendant 1 h 15, 1 h 30 avec les parents. J’arrive, j’accueille et je ne développe que des pratiques d’’improvisation et je vois que les parents et les enfants réagissent…
Fabienne Martin-Juchat :
Est-ce que tu peux dire que tu pratiques aussi l’improvisation avec tes enfants, avec les choix que tu fais dans la vie ? Est-ce que tu as l’impression que l’organisation de ta vie est improvisée ?
Anne Garrigues :
Non…Mais oui dans toutes les réponses et toute la vitalité qu’on emmène mais ma vie est tellement structurée entre leurs emplois du temps, les miens etc. Elle est très organisée mais en revanche comment elle se vit et elle se traverse à l’intérieur oui je trouve qu’à chaque instant il y a du choix…
Fabienne Martin-Juchat :
Oui c’est sûr qu’il y a des strates en fait d’organisation et c’est intéressant de préciser comment dedans, tu vois il y a des temps d’improvisation…
Anne Garrigues :
Ils sont constants !
Fabienne Martin-Juchat :
Comment ça s’articule avec les autres temps ?
Anne Garrigues :
Une famille c’est vraiment une organisation complexe avec des rythmes très différents, avec même des modes de pensée d’envisager le moment et la vie qui correspondent à des maturités totalement différentes. Un enfant, un adolescent, nous, deux adultes. Tout ça pour le faire coexister, c’est complexe, alors il y a des rituels qui le soutiennent heureusement. Je sais que le repas du soir est super important, il y a des joutes oratoires au repas qui reviennent sans cesse (rires). Il y a des choses qui se déplient à cet endroit-là qui sont vraiment très importantes!
Fabienne Martin-Juchat :
C’est-à-dire que des choses se disent à ce moment-là ?
Anne Garrigues :
Et comment : c’est le lieu du dépliement ! Et moi je suis en jeu quand je suis là, et Jean il est en jeu, et les enfants ils sont en jeu. Il y a ce qu’ils disent, il y a ce qu’ils ne disent pas. On est engagé à cet endroit-là ! Et qu’est-ce qu’on va répondre ? Qu’est-ce qu’on ne va pas répondre ? Qu’est-ce que tu dis ? Tu as fait quoi ? Comment c’était aujourd’hui ? Tu es léger, tu n’es pas léger ? (Soufflements). Enfin il me semble que dans la vie quotidienne c’est un sacré endroit de pratique.
Thierry Ménissier :
Tous les collectifs, même ceux qui improvisent, ont besoin de routines. Elles permettent une rassurance, parfois jusqu’à la ritualisation. C’est un cadre qui affectivement est sécurisant, maintenant j’ai vu aussi des collectifs mourir sous les routines, insensiblement mourir en étant apparemment très confortable ! Et j’ai connu aussi des collectifs, notamment dans le monde de l’innovation, de gens que je découvrais très habitués à improviser. Beaucoup avait une pratique de l’improvisation musicale, théâtrale, tu ne le sais pas tout de suite tout ça…Mais
en fait ce que j’ai découvert, c’est que ces gens avec ces habitudes développaient une telle autonomie et un tel respect de la coopération que précisément, la sérendipité s’en trouvait démultipliée. Ce terme comme vous le savez désigne le fait de découvrir des choses que l’on ne s’attend pas du tout à trouver, que l’on ne cherche même pas puisqu’on ne le connaît pas ! ce qui est également intéressant c’est que c’est la même chose dans le collectif à deux qui compose un couple. Ce qui est un peu fatiguant parfois. Parce que ça peut partir dans des sens qu’on a pas du tout prévus initialement donc c’est très énergivore…à un moment au fond la sacro-sainte routine endormante peut sembler quelque chose de très tentant…
Anne Garrigues :
Reposante !
Fabienne Martin-Juchat :
En effet, l’improvisation c’est beaucoup plus énergétiquement éprouvant !
Anne Garrigues :
On ne peut pas être créatif tout le temps… Et j’enseigne mon atelier d’improvisation du mercredi soir et j’étais fatiguée ces dernières semaines… et j’ai donné pour les échauffements quelque chose qui, que je n’avais jamais enseigné qui est un des principes du Body-Mind Centuring®. En BMC on dit « la stabilité supporte le mouvement ». C’est très important, le BMC n’est qu’une pratique du mouvement, or ce qu’on vise c’est la stabilité. Mais on dit aussi « le mouvement supporte la stabilité ». On dit les deux, il n’y en a pas un qui est plus fort que l’autre c’est tout et du coup donc étant fatiguée je donne l’échauffement, je commence et me retrouve en train de dire « Regardez, laissez bouger, laissez bouger ce qui dois bouger, laissez bouger, laisse bougez ok ?…Maintenant, continuez de bouger, maintenant que vous avez lancé le flux et mettez votre attention sur qu’est-ce qui est stable », parce que j’étais en train de regarder les muscles. Et là, pour pouvoir bouger, il y a des parties de moi qui sont stables et je mets mon focus sur ma stabilité, c’est autre chose parce que je peux me reposer dans ma stabilité et continuer de bouger et ça va me faire du bien car c’est autre chose. Et c’est extrêmement important les muscles, ils travaillent de cette manière-là et si je regarde toujours les choses du côté du mouvement, je regarde toujours les choses du côté où le muscle travaille dans des contractions, dans une certaine amplitude, dans une manifestation dans l’espace mais si je regarde les choses du côté de la stabilité c’est d’autres muscles qui travaillent pour pouvoir créer le mouvement, là ça stabilise pour pouvoir créer le mouvement et si ça travaille pas ça bouge pas ! Ce n’est pas possible !
Thierry Ménissier :
Ce que tu dis évoque une pratique que j’ai développée lors de conférences philosophiques pour des publics très variés, hors université. Les participant.es peuvent se trouver très fatigués quand les choses ont trop bougé intellectuellement.
Anne Garrigues :
Oui, sans aucun doute !
Thierry Ménissier :
Je me suis rendu compte que j’avais intuitivement découvert une manière qui fait que ça passe bien, qui consiste à attirer leur attention sur aux éléments de réflexion qui, en dépit du travail de transformation, et quand bien même on peut se sentir fatigué parce que la pensée a trop bougé, on peut repenser à ce qui n’a pas bougé, à ce qui ne bouge pas, et ce point me semble très intéressant pour sécuriser cette peur de la fatigue qui hante les groupes et les organisations…

Anne Garrigues :
C’est un équilibre tout le temps, c’est un contre support mutuel, juste un contre… c’est une dynamique !
Fabienne Martin-Juchat :
Tu apportes ici une belle réponse, merci de souligner le fait que les deux aspects sont étroitement imbriqués…Improvisation, mouvement, organisation, stabilité… l’un ne peut pas exister sans l’autre.
Thierry Ménissier :
Dans le travail conceptuel par exemple, qui peut fatiguer beaucoup les participants à un échange philosophique, il ne faut pas laisser croire que tout a changé, tout en entreprenant de renouveler la pensée en proposant une critique des anciennes perceptions et idées, il faut même cultiver l’humilité qui consiste aussi à dire à la fin « oui on a fait bouger ceci, maintenant il reste cela… ».
Fabienne Martin-Juchat :
Mais ce n’est pas parce qu’il y a du mouvement qu’il y a du changement ? Nous sommes bien en train de parle du fait que parce qu’il y aura improvisation, il y aura changement non ?
Thierry Ménissier :
J’introduisais dans la discussion la dimension du mouvement intellectuel…c’est le propre de n’importe quel philosophe, dès qu’un auditoire l’écoute, il y a des changements qui sont susceptibles de s’opérer dans la pensée et dans la vie de ces personnes.
Anne, est-ce que tu as l’impression que tu es plus difficile à vivre parce que tu es improvisatrice, par rapport à d’autres gens qui seraient plus normés ?
Anne Garrigues :
Non je ne crois pas…En fait je suis extrêmement organisée. Mais j’ai l’impression de cultiver les deux aspects !
Fabienne Martin-Juchat :
Et toi ton mari justement est-ce qu’il a souffert, est-ce qu’il souffre du fait que tu sois improvisatrice ?
Anne Garrigues :
Je suis avec un homme qui a beaucoup d’habitudes et vis avec lui depuis
32 ans. Il est… il ne danse pas (rires), il a aucun sens du rythme et de la musique. Par contre il a un regard incroyable et je pense qu’il voit et vit les choses. Il n’est pas possessif donc il sait, je suis un oiseau, j’ai besoin de partir moi tout le temps et il m’a toujours dit « pars mais reviens » et je suis toujours partie, puis revenue. J’ai la chance d’avoir ça, d’avoir quelqu’un qui m’a toujours dit « pars faire tes trucs et reviens ». Donc j’allais faire mes trucs, je rentrais dans des états lamentables. « Oh je suis fatiguée, tu es là encore tu es là merci d’être là ! » (rires). Tu vois la chance que j’ai !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui c’est une grande chance d’être avec un homme qui n’a pas peur de ta liberté !
Anne Garrigues :
Et pourtant parfois j‘en ai abusé ! Et il me la fait comprendre donc j’ai fait attention donc je veux dire c’était un vrai beau chemin ! Il est très respectueux de cela !
Fabienne Martin-Juchat :
Parce qu’à partir du moment où quelqu’un suit son flux, par moments, il suit son flux…mais après c’est histoire d’avoir confiance finalement…
Anne Garrigues :
Oui exactement ! Mais c’est un homme en paix, tranquille, c’est un homme vraiment tranquille.
Thierry Ménissier :
Mais est-ce que tu aurais pu vivre avec quelqu’un qui suivait lui-même son flux ?
Anne Garrigues :
Non, car ça aurait été infernal !
Thierry Ménissier :
Peut-être pas !
Anne Garrigues :
Si parce que pour moi ça m’aurait déstabilisée beaucoup car que je suis profondément inquiète, et si je suis avec lui c’est parce qu’il me calme ! Donc oui oui nous sommes très très différents et c’est parce qu’on est différents que ça m’a fait du bien ! Mais aussi il est intransigeant et narquois ! (rires) Il a même parfois un humour acerbe !