« Être disponible à la liberté ! Avec quel risque ? », Étienne Quintens
« Je ne suis pas sûre que tout le monde puisse être dans le rôle de celui qui improvise. », Aurélia Dumas
L’Improvisation et l’influence de l’observateur
Fabienne Martin-Juchat :
Nous vous avons rassemblés tous les deux, Aurélia tu es la chercheuse et Étienne le spécialiste praticien de l’improvisation, et nous vous proposons une discussion très ouverte, à charge pour toi Aurélia d’interroger Étienne sur l’improvisation à partir de ce qui te semble intéressant dans ces pratiques, de ce que tu as observé et même vécu de l’expérience que tu as pu avoir.
Aurélia Dumas :
Alors, j’aimerais savoir ce qui te paraît être la différence fondamentale entre la posture de l’observateur et la posture du pratiquant ?
Étienne Quintens :
Bien, merci. On peut dire que l’un ne peut pas sans l’autre parce qu’on ne peut pas produire s’il n’y a pas un retour. C’est en face de quelqu’un que la prestation a un sens à mon avis !
Aurélia Dumas :
Par rapport à l’observateur ?
Étienne Quintens :
Par rapport à l’observateur oui, ça a un sens. L’observateur permet la danse, le mouvement !
Aurélia Dumas :
Et s’il n’y a pas d’observateur ?
Étienne Quintens :
Justement l’observateur est plus qu’une personne. Tout devient observation. Aussi bien le fauteuil, tous les objets et tout ce qui est autour de nous est inconsciemment ce qui m’influence. Pour rentrer dans cette pièce je suis obligé de passer par la porte. Je ne peux pas traverser le mur ! Et elle m’oblige à faire un petit mouvement à gauche, à droite, tu comprends ce que je veux dire ?
Aurélia Dumas :
Oui.
Étienne Quintens :
Mais, l’observateur en chair humaine, en chair et en os, est un plus. C’est un semblable et du coup la tension monte d’un degré.
Aurélia Dumas :
Mais, ce n’est pas le seul à être observateur en fait, les objets aussi…
Étienne Quintens :
Tout ce qu’on peut voir t’observe. L’artiste n’est rien sans l’observateur, ni l’observateur sans l’artiste ! Qui est l’artiste ?
Aurélia Dumas :
Et celui qui pratique sait qu’il est observé ?
Étienne Quintens :
C’est un fait que nous sommes conscients d’être observés. Même si je n’y pense plus, l’observateur reste bien présent dans mon inconscience. Par exemple, quand je rentre dans une salle, et je vois un cactus, je vois une poêle, une poutre, une chaise, je me conditionne dans l’instant par rapport à ces objets. Ils sont comme inscrits dans mon cerveau et mes sensations. Je scanne les présences.
Aurélia Dumas :
Et s’il n’y a pas de présence humaine, est-ce que la production est identique ?
Étienne Quintens :
Il y certainement des nuances au rapport à la densité d’observation. Si je m’avance dans une salle, complètement vide, et qu’il n’y a rien, je pense que je suis face au vide en moi. Dès que tu mets une chaise, des pierres, ce sera déjà plus vivant et dès que tu mets une plante ou quelque chose de vivant, un animal, c’est déjà bien différent !
Aurélia Dumas :
Qu’est-ce que cela change ?
Étienne Quintens :
Quand je m’observe, quand il y a mon chat sur le lit qui me regarde quand je me déshabille… je suis conscient de sa présence. Il ne faut pas que je parle trop fort, mais je ne pourrais pas me masturber devant mon chat de la même façon ! (rires) C’est fou ce que je dis, mais ce sera davantage possible devant un objet. Juste pour donner un degré de présence. Et dès qu’il y a présence humaine, on fait plus attention, on se questionne, on se demande ce qui est possible.
Aurélia Dumas :
Mais, est-ce qu’on produit de la même façon si on sait qu’on est regardé ?
Étienne Quintens :
(rires) Je repense à la masturbation devant mon chat !
Aurélia Dumas :
Parce que si on sait qu’on est regardé la production va être peut-être davantage orientée du côté d’une improvisation qui prendrait l’autre aussi dans le jeu ? C’est-à-dire que si j’improvise et que je sais que je suis regardé est-ce que j’improvise et je produis de la même manière que si, en définitive, je suis dans une salle avec des objets ?
Étienne Quintens :
Ce ne sera jamais pareil effectivement, ce sera différent, ce sera différent devant des gens et devant des objets.
Aurélia Dumas :
Et devant les gens, qu’est-ce qui est différent ?
Étienne Quintens :
Ce qui est différent est que nous sommes des semblables. Si je regarde Thierry devant moi, il devient mon miroir, c’est lui qui me regarde et son regard me reflète le mien. Je reflète aussi mon regard envers lui et il y a un échange direct. Si je porte un regard sur mon chat par exemple, je reviens à mon chat, c’est différent. Il est plus en lui. Nous avons beaucoup de choses à apprendre des animaux, ils sont en eux. J’ai l’impression qu’ils vivent le présent. Ils sont juste là. Face à un objet c’est encore plus simple !
Aurélia Dumas :
Donc si je comprends bien tu as une présence différente quand tu te retrouves avec autrui qui pour toi joue le rôle de miroir ?
Étienne Quintens :
Je dois le reconnaître… comme devant une caméra… à un moment on l’oublie. Quand je me mets en mouvement, je ne vais pas tout le temps penser à Thierry ou à Fabienne qui m’observent. A un moment je me détache ! Par contre, ils restent bien présents dans mon inconscience. C’est comme pour les aiguilles du cactus que je n’oublie pas. Je l’ai noté dans mon inconscience.
Aurélia Dumas :
Ma question est de savoir si on arrive à oublier la présence de l’autre ou à sortir de la présence de l’autre, de sorte à produire quelque chose qui ne dépende pas forcément du regard de l’autre ?
Étienne Quintens :
Je vais te décevoir, mais dans mon cas, nous sommes toujours à cent pour cent en interaction avec les choses autour de nous : des objets, des personnes… et encore, les personnes sont autrement plus importantes, plus qu’on ne pense ! Je ne peux pas affirmer que je suis complètement détaché. Des moments où je suis complètement dans la danse, et apparemment où je rentre dans un état comme d’intouchable… je dois reconnaître que je reste conscient de la présence !
Fabienne Martin-Juchat :
Mais j’ai l’impression que tes improvisations les plus intéressantes ont été celles qui ont été regardées ?
Etienne Quintens :
Je ne sais pas, je ne sais pas… mais c’est intéressant à observer. De toute façon, pour moi, j’ai besoin de toi, je ne peux pas exister sans l’autre !
Aurélia Dumas :
Mais justement, l’improvisation ce ne serait pas d’arriver à donner un autre statut à l’autre que celui de la personne qui me regarde ? Je pense qu’un des objectifs de l’improvisation, telle que je l’imagine, ce serait de pouvoir s’abstraire d’un regard, qui serait normatif, de l’autre sur moi, que j’ai l’habitude d’avoir sur moi et qui fait que je produis en fonction de ce regard-là.
Étienne Quintens :
Tu m’amènes à ce que je te retourne la question. Qu’est-ce que tu penses du regard de l’autre ? Est-ce qu’il est plus important que ta propre action ?
Aurélia Dumas :
Oui, alors peut-être parce que je n’ai pas encore trouvé d’espace personnel… et puis c’est vrai que je n’ai pas directement pratiqué mais j’ai surtout observé… C’était de manière stratégique que j’ai pris cette posture-là. Car je n’ai pas trouvé d’espace personnel dans lequel je puisse me dédouaner du regard de l’autre, qui ne soit pas un regard normatif !
Étienne Quintens :
Et est-ce que tu l’as vécu comme péjoratif ? Est-ce que c’était un obstacle ?
Aurélia Dumas :
Eh oui, je trouve un petit peu parce qu’en définitive on est toujours dans une sorte de logique de plaire quelque part, de logique de correspondre, on est toujours un peu pris dans le désir de l’autre.
Étienne Quintens :
Ce qui veut dire que la logique de plaire devient péjorative ?
Aurélia Dumas :
Cela peut ne pas être péjoratif parce que je pense qu’on est tous dans une recherche d’attachement quelque part, de point d’accroche avec autrui, c’est ce qui fait, et là on revient sur ce que tu disais sur l’interaction, qu’on ne peut pas faire seul. Mais je ne suis pas sûre que ce ne soit véritablement qu’un dialogue d’attachement qu’on entretienne avec l’autre, mais plus un dialogue, quelque part, d’emprisonnement un petit peu vis-à-vis du regard de l’autre.
Étienne Quintens :
Oui, oui, j’entends. Là, j’ai entendu le mot « plaire ». A mon avis, on entre dans un autre niveau. Je suis influencé, oui, mais est-ce que je veux plaire ? Ou est-ce que je m’en fous complètement de lui ? Même si je m’en fous, il est quand même présent.
Aurélia Dumas :
Eh oui.
Étienne Quintens :
J’observe chaque fois une action par rapport à la présence de l’autre, et là, effectivement, on peut voir si je veux plaire ou si je veux juste le faire pour moi. Ou j’essaye de me détacher. Enfin, tu vois qu’il y a plein d’émotions qui tournent en orbite…
Aurélia Dumas :
Oui, tout à fait et je me disais que justement l’improvisation revient à sortir de cette influence qui est assez courante et à trouver un autre modèle en fait. C’est-à-dire créer un autre mode d’influence vis-à-vis de l’autre qui ne serait pas forcément celui que je rencontre dans ma vie de tous les jours, qui est une vie un peu d’évaluation, de mise en jugement…
Étienne Quintens :
Exactement. Je reviens à mon chat. Le chat a besoin de nous et à, la limite, moi aussi j’ai besoin de mon chat. Le chat, par contre, est complètement en lui, malgré sa dépendance. Et tous les animaux, d’ailleurs. Il y a un exercice qu’on appelle « la vache ». Il s’agit d’adopter le regard d’une vache. Mission quasi impossible à reproduire. Une forme de neutralité et de détachement. Elle me regarde, elle mange un petit peu, elle se tourne, elle regarde de nouveau. Elle est présente. C’est peut-être mon objectif dans l’improvisation ? Juste être là.
Aurélia Dumas :
Être la vache ! (rires)
Étienne Quintens :
Être une vache, vachement présente en fait ! C’est ça. C’est une comparaison… Un défi d’imitation, de façon humaine, pour mieux comprendre cette objectivité face à ce qui nous observe. Un jeu d’imitation qui va mettre le sourire aux lèvres.
Aurélia Dumas :
Oui, sauf que si tu es dans l’optique de plaire, tu vas correspondre à ce que tu crois que l’autre attend. Tu vois, tu es dans une forme d’aller-retour de l’autre à soi, qui est un dialogue quotidien, ordinaire, j’aurais envie de dire. Je me demande dans quelle mesure à travers l’improvisation, on peut sortir de ce modèle de fonctionnement-là en fait. Est-ce que d’ailleurs c’est un objectif de l’improvisation ? Je ne sais pas.
Étienne Quintens :
Je ne sais pas, je pense que c’est impossible, en tout cas, très difficile, parce que justement l’improvisation, c’est souvent, de façon artificielle, reproduire sur scène le quotidien. L’improvisation demande d’être présent dans l’instant. Si tu essayes de refaire sur scène la position de nous quatre, en ce moment, ce sera complètement différent.
Aurélia Dumas :
Tu vois le côté qui est très paradoxal vis-à-vis de l’improvisation, on le voyait à travers les retours des personnes qui débutent, c’est que cela reste de l’activité ordinaire qui est reproduite mais, en même temps, une reproduction qui sort tellement du cadre qu’elles ont l’habitude de vivre que ça les met un peu en danger ; donc il y a toujours cette découverte-là.
Étienne Quintens :
Et, à ce propos, j’ai envie de dire que tout se ressemble. Et c’est vrai que quand on a vécu une improvisation, qu’est-ce qu’on va faire après ? Se remettre et retomber dans des situations du quotidien ordinaire ? Par exemple, pour les positionnements sur scène. Une première personne monte sur scène. Une deuxième va logiquement rentrer influencée par la première personne. Dans la vie de tous les jours, on s’adapte aussi en rapport les uns avec les autres, et après, il s’agit simplement de conscientiser. Ça me semble logique et, en même temps, révolutionnaire. On va conscientiser, on va pousser un petit peu, presque artificiellement, reproduire le quotidien, pour ensuite la conscientiser ; par exemple, au quotidien quand je rentre dans le tram, quand je marche sur une place… toujours et obligatoirement en interaction…
Aurélia Dumas :
Et à quoi cela servirait justement d’arriver à cette conscientisation de la part des participants ?
Étienne Quintens :
Le mot est dit : prendre conscience et le vivre pleinement !
Fabienne Martin-Juchat :
Pour toi, l’improvisation c’est juste une prise de conscience de l’instant mais ce n’est pas sortir de l’ordinaire vers l’extraordinaire, ce n’est pas du tout ça.
Étienne Quintens :
Ce n’est pas plus que ça ! Parce qu’il n’y a rien de plus extraordinaire que l’ordinaire ! C’est ça les opposés, ça équilibre en fait. Si vous voulez chercher à comprendre la nuit, mieux vaut traverser le jour, et pour comprendre la valeur de l’eau, va dans le désert ! C’est dans les confrontations de tous les jours qu’on va trouver les issues !
Aurélia Dumas :
Donc ce serait prendre conscience de l’extraordinaire de l’ordinaire ?
Étienne Quintens :
Exactement ! C’est exactement ça ! De voir une vache. D’observer le chat, les plantes, les arbres, le composte, les insectes…. Combien c’est difficile de rentrer dans leurs présences ! Et pourtant nous sommes entourés par eux. Les exemples ne manquent pas. Pourquoi ne pas prendre des leçons d’eux ?
Aurélia Dumas :
Oui, ce serait aller au-delà de ce qu’on peut percevoir comme étant banal et voir qu’en définitive c’est précieux.
Étienne Quintens :
Oui je pense, c’est ça ! Quand je vois l’arbre devant moi, ses feuilles, elles ne réfléchissent pas pour savoir si elles vont plaire ou pas. C’est juste extraordinaire ! Il n’y a rien à faire. Ils pourraient ne plus jamais refaire le même mouvement, ce sera toujours différent et là, on entre dans l’improvisation. L’improvisation, je pense, c’est vraiment vivre l’instant présent, il n’y a rien à faire, il y a juste à laisser venir la chose…
Aurélia Dumas :
Et tu penses qu’il faut une pratique quotidienne de l’improvisation pour justement arriver à conscientiser comme tu veux le faire ?
Étienne Quintens :
Oui, l’improvisation, ça ne s’improvise pas ! Ça s’apprend.
Fabienne Martin-Juchat :
C’est un paradoxe si savourer l’ordinaire ça doit s’apprendre tandis qu’il suffit de l’éprouver… Explique-nous ce paradoxe.
Étienne Quintens :
Exactement ! C’est effectivement un paradoxe dans le contexte de la société humaine. Dans notre société, les choses ordinaires deviennent extraordinaires. Le paradoxe est la complexité de la vie simple. L’authenticité dans les gestes et dans les paroles. Tout un programme.
Aurélia Dumas :
Et quand tu es dans une improvisation, quand tu es en contact avec de nouveaux participants et que ton objectif est d’arriver à une conscientisation chez eux de l’extraordinaire dans l’ordinaire, comment est-ce que tu fais ? Est-ce que ça passe par le corps, est-ce que ça passe par les mots ?
Étienne Quintens :
Tu veux dire quelles sont les astuces, quelles sont les techniques ?
Aurélia Dumas :
Est-ce que tu leur dis de prendre conscience ? Comment tu fais cela ?
Étienne Quintens :
Une astuce c’est d’aller jusqu’au bout ! Si un geste est entamé, il ne s’arrête pas sans raison. Aller jusqu’au bout du geste. Je peux bien sûr à tout moment changer de direction. Seulement pose toi la question sur ce qui t’amène à changer de direction. Isabelle Uski, notre prof, s’exprime sur la composition instantanée. Pour elle, c’est aller jusqu’au bout du geste, jusqu’au bout de la parole, jusqu’au bout du regard et voir ce qui vient après !

Aurélia Dumas :
Et dire qu’on va jusqu’au bout du geste alors…
Étienne Quintens :
Ça s’apprend, oui, par contre ça s’apprend !
Aurélia Dumas :
Mais ça s’apprend par le dire du danseur ou ça s’apprend par le geste ?
Étienne Quintens :
Je pense qu’il faut les deux ! C’est un ensemble de choses. Il faut éveiller tous ses sens pour saisir l’événement… les yeux ouverts, les oreilles ouvertes, tout est en action, tous les sens sont en action pour aller jusqu’au bout de mes possibles. Et quand je ne peux plus aller plus loin… que se passe-t-il ? Je suis obligé de revenir et, d’ailleurs, qu’est-ce que la danse ? Plus que descendre et remonter ? Aller et retour ! C’est ce qu’on travaille dans l’improvisation, ce sont, par exemple, les trois niveaux. Aller jusqu’au ras du sol pour ensuite se redresser, en passant par un deuxième niveau en interaction avec d’autres personnes. Ce n’est rien d’autre, tout se ressemble en fait, ce n’est pas si compliqué ! Et justement c’est complexe quand même.
Aurélia Dumas :
C’était un point qui m’avait interpellée, je pensais que tout passait un peu par le geste et j’ai été très étonnée de voir la place de la parole qui était omniprésente et répétitive c’est-à-dire qu’il y avait comme une sorte de refrain, de leitmotiv qui accompagnait le geste… du type « prenez conscience du geste, prenez conscience du fait que vous êtes là, de l’autre, prenez le temps… » etc. Et qui jouait vraiment un refrain c’est-à-dire qu’on avait un effet de boucle par rapport à ce qui ressemblait en fait un peu à des consignes et… alors je me suis bien doutée d’un objectif destiné à générer une réflexivité chez les participants apprenants mais je me suis interrogée justement sur le rôle de cette parole. Et d’autant plus que, moi, a priori, je pensais que tout allait se faire par le geste et non pas par la parole… parce qu’on est dans une société très centrée sur la parole.
Étienne Quintens :
Si la parole est authentique, il n’y a rien à dire ! Si elle est juste, placée comme le geste authentique, elle a sa place avec le mouvement !
Fabienne Martin-Juchat :
C’est quoi une parole juste qui est placée comme un geste ? Et à quoi tu vois qu’une parole est juste ?
Étienne Quintens :
Je peux simplement dire que c’est souvent la parole qui vient de nulle part et qui est logique. Par exemple si quelqu’un dit : « ah, j’ai chaud », il n’a pas pensé à ça ou il dit « ah, je suis mal placé sur le fauteuil ». Il le dit spontanément et c’est juste une traduction de ses sensations de l’instant.
Aurélia Dumas :
Donc ce serait la spontanéité, l’authenticité ce serait ça ?
Étienne Quintens :
Il y a certainement, une certaine dose de spontanéité, de naïveté, d’ouverture, de générosité, je pense. Il y a beaucoup de générosité dans l’improvisation ! Il faut une forme d’altruisme dans l’improvisation ! On reçoit et on donne. Un échange bienveillant et généreux.
Aurélia Dumas :
Dans ce dialogue avec l’autre… Et tu vois on retombe sur le statut de l’observateur par rapport au pratiquant. Je crois que ça croise la question de l’authenticité : est-ce que c’est possible d’être authentique, est-ce que c’est possible d’avoir une parole authentique quand on est observé, est-ce que c’est possible de sortir du cadre social quelque part ?
Étienne Quintens :
Oui et non. Je me questionne des fois après avoir dit quelque chose où le message passe et, d’autres fois, tu peux dire la même chose autrement et ça ne passe pas. Comment ça fonctionne ? Nous sommes réceptifs à un moment puis la connexion s’éloigne. Dans la rencontre avec les gens, chacun ne parle finalement que de soi. Même si tu poses une question et que je te réponds par mon vécu, la question a forcément un écho par rapport à toi.
Aurélia Dumas :
On revient au biographique, en fait, on n’arrive pas à s’oublier.
Etienne Quintens :
Exactement ! Parce que j’ai besoin de toi pour me reconnaître. J’ai besoin de ton regard pour que je puisse voir qui je suis.
Aurélia Dumas :
Mais, tu vois d’un point de vue pédagogique, je pensais, peut-être naïvement, que justement l’idée dans l’improvisation c’était de s’oublier soi pour découvrir un peu l’autre.
Étienne Quintens :
IMPOSSIBLE ! Impossible de s’oublier. La présence de l’autre me rappelle continuellement comment ma présence fait exister aussi l’autre. C’est donc un échange. Et pour toi ? Quelle est la place de l’observateur ?
Aurélia Dumas :
Justement, l’observateur est celui qui, quelque part, ne pratique pas parce qu’il décide d’être dans une posture de retrait. Je pense qu’à travers cette posture de l’observation, c’est une posture un peu défensive, de prise de recul, d’intellection par rapport à ce qui se passe mais pas de participation vis-à-vis de ce qui se passe ou, en tout cas, une participation qui est limitée parce que, je suis d’accord avec toi, en tant qu’observateur, on influe du fait de notre présence sur la situation qu’on observe.
Étienne Quintens :
Oui et comment est-elle influente alors ?
Aurélia Dumas :
L’influence, c’est ce regard c’est-à-dire que je ne pense pas qu’on arrive à oublier la place de l’observateur, la présence et le rôle de l’observateur. Après, il est vrai que ce peut être stratégique, d’un point de vue de cet espace d’improvisation. Ce sont les craintes que je nourrissais personnellement, c’était justement l’inconnu, c’est-à-dire le moment où l’on sort de la maîtrise, le risque de sortir d’un cadre social un peu ordonné, traditionnel et maîtrisé.
Étienne Quintens :
Mais, c’est exactement ça… Je reviens sur l’évidence que l’observateur joue un rôle collégial au spectacle. La crainte et la discrétion… Qu’est-ce que ça veut dire ? Que je laisse faire pour donner la place à l’autre. C’est justement cette action de laisser exprimer l’autre qui permet la place à l’autre. La présence de l’observateur est aussi importante que celui qui est sur scène.
Aurélia Dumas :
Oui, il y a une interdépendance, il y a une interrelation qui est évidente mais qui ne donne pas du tout les mêmes rôles. Dans ma vie de tous les jours, j’improvise tellement sur des cadres qui sont très normatifs mais avec des prises de risque assez quotidienne. (rires) C’est-à-dire que j’ai un métier relationnel et je suis en permanence face caméra, je reprends un peu ton expression, et en permanence dans des situations d’improvisation puisque sur des formats de culture générale avec l’idée de pouvoir accueillir les interrogations des autres et d’y répondre. Et de façon très massive puisque j’ai énormément d’heures de cours. Improvisation aussi dans ma vie personnelle par rapport à tout ce qui peut m’arriver vis-à-vis d’une problématique de santé d’un de mes proches donc une improvisation sur des problématiques très fortes d’un point de vue émotionnel. Et aussi une sorte d’épuisement émotionnel à être dans cette improvisation avec parfois l’idée que je ne peux plus participer parce que si je bouge plus, je tombe !
Fabienne Martin-Juchat :
Alors pour toi, improviser c’est coûteux énergétiquement ?
Aurélia Dumas :
Oui tout à fait. Je n’aurais pas pris ce risque-là lors de la rencontre organisée donc je ne suis pas sûre que tout le monde puisse être dans le rôle de celui qui improvise.
Étienne Quintens :
Oui, la question s’impose. Quel est ton choix face aux événements du quotidien qui t’imposent la place de l’acteur sur scène ? Quand tu es venue en tant qu’observatrice, tu as voulu rationnellement prendre distance ?
Aurélia Dumas :
Exactement, c’est tout à fait. Donc je me demande, dans une situation de fragilité je dirais, est-ce qu’il est toujours possible d’improviser ? Est-ce que justement celui qui improvise dans un collectif est celui qui, quelque part, n’est pas dans une situation de fragilité ?
Étienne Quintens :
Tu prononces le mot « fragilité », « sensibilité ». Nous sommes à cet instant, rentrés dans l’improvisation… Dans notre discussion, il y a échange entre observer et être observé. Quel est mon choix ? Apparemment, pour toi, le choix de ton travail te met dans le rôle de l’artiste !
Aurélia Dumas :
Oui, j’espère !
Étienne Quintens :
Et d’autres choix, par rapport à tes proches, par exemple, tu serais dans quelle situation ?
Aurélia Dumas :
Sur ce point-là, en définitive, le harcèlement que peut constituer la dégénération quotidienne de la maladie, qui est très forte d’un point de vue de l’improvisation émotionnelle quotidienne, fait que tu es sans cesse obligé d’improviser dans un champ assez cauchemardesque… C’est-à-dire que tu n’es pas dans de l’improvisation enchantement. Tu es dans de l’improvisation qui dépasse presque ton propre cadre d’entendement et ce que tu peux quotidiennement supporter.
Étienne Quintens :
Est-ce que ça veut dire que tu touches tes limites ?
Aurélia Dumas :
C’est ça, tu crées un modus vivendi qui va être une sorte de statu quo dans lequel tu joues ce rôle d’improvisateur dans l’ordre social qui, mine de rien, fonctionne sur un circuit huilé, qui marche.
Étienne Quintens :
D’accord !
Aurélia Dumas :
De fait, ces séances d’improvisation auraient été une redécouverte de ce cadre-là et une mise en danger…
Étienne Quintens :
J’ai envie de dire « conscientisation ». Devant le cactus, par exemple. Je suis conscient de sa présence et ainsi logiquement de mes limites. A un moment, je dois accepter l’évidence et me dire « Étienne, tu ne peux pas aller plus loin que ça ! »…
Aurélia Dumas :
C’est la question de l’engagement, je pense.
Étienne Quintens :
Si je vais trop loin, si je bouscule au point de me forcer et aussi pousser l’autre, ça n’a pas de sens. Reconnaître ses limites et accepter les limites des autres est vital dans l’improvisation.
Fabienne Martin-Juchat :
C’est super intéressant ce que tu dis Aurélia, tu penses que toi, Étienne, on peut improviser sans justement se mettre en danger ou se fatiguer ?
Étienne Quintens :
C’est quand même une des bases de la danse…
Fabienne Martin-Juchat :
Est-ce que l’improvisation te fatigue toi ?
Étienne Quintens :
En principe, non. (rires)
Thierry Ménissier :
On parle de choses très différentes quand même parce que le jeu de l’improvisation dans le cadre du danseur ou du prof de danse ce n’est pas la même chose… je consultais à l’instant l’étymologie d’improviser… et à la base ça veut dire composer avec l’imprévu et refuser de prévoir ! C’est-à-dire qu’on considère que ce qu’on fait n’était pas prévisible ! Alors je pense que dans le cas d’Aurélia, le cas professionnel avec beaucoup d’heures de cours, ce qui est une donnée objective, la contrainte professionnelle, celle du labeur. Et d’autre part il y a la maladie de tes proches, il s’agit de quelque chose qui concerne des personnes malades et fatiguées donc une situation qui crée une émotion particulière, je pense qu’on est dans deux contraintes différentes, c’est pour ça que j’avais envie de te demander, est-ce que le mot « improvisation », qui est un peu un mot gigogne, convient ? C’est quand même général ou grossier comme terme. Parce qu’en fait l’espace d’imprévisibilité pour le danseur, il est relativement circonscrit quand même, il ne met pas sa vie en jeu !
Fabienne Martin-Juchat :
Oui, puis les émotions imprévues, il n’y a pas quelqu’un qui risque de lui couper la gorge !
Thierry Ménissier :
C’est un espace de jeu…
Aurélia Dumas :
C’est juste, quand tu es confronté à la maladie, il y a une improvisation de chaque instant dans la mise à distance de la maladie, de la mort, de la dégénérescence, de la problématique corporelle, physique que cela peut générer. Et il est vrai que tu es toujours dans un jeu factice, dans une dimension faussement ludique parce qu’il faut compenser avec de la vie. Or, c’est très coûteux d’un point de vue de l’énergie que ça nécessite de mobiliser et dans ces exercices d’improvisation, c’est encore de nouveau le ludique qui est convoqué… Mais si toi-même, au fond de toi, tu es lourd, que ta tonalité émotionnelle n’est pas dans le ludique, n’est pas dans le divertissement ? Et tous les jours, tous tes environnements sociaux, tous tes cadres sociaux, toutes tes mises en relation avec autrui te ramènent dans cette dimension de divertissement, c’est-à-dire que tu dois jouer un peu un rôle, il faut tenir conversationnellement parlant avec autrui dans un rapport un petit peu futile, un petit peu superficiel, un petit peu édulcoré et qui ne correspond pas du tout à ce que tu peux ressentir… et que j’ai retrouvé dans ces espaces d’improvisation, c’est-à-dire qu’on est sur une dimension légère ; mais si on est lourd, qu’est-ce qu’on fait, si on est trop chargé ?
Fabienne Martin-Juchat :
Mais tu joues de ta tristesse, tu peux l’utiliser ? Tu peux aussi – ça t’es déjà arrivé Étienne certainement – être dans un mal-être, être super mal, est-ce qu’on peut improviser quand on va très très mal ?
Étienne Quintens :
La conscience de l’événement vient souvent après l’événement. Quand on est dans l’événement, en fusion, on ne se rend plus compte de la réalité. C’est un piège. Quand je t’entends dans ce partage, tu es dans l’événement. Je n’ai pas le droit de le toucher. Tu traverses à ta façon cette expérience et c’est juste… Je ne peux pas te dire que c’est juste un passage. Tu traverses, et c’est comme ça. Et tu auras beau avoir des conseils de la part des uns et des autres, moi je n’y crois pas trop. Tu es dedans ! Apparemment, tu as l’impression de dépasser tes limites qui deviennent trop lourdes, du coup, et tu poses des questions du genre « ça vaut la peine ou pas ? ».
Aurélia Dumas :
Oui, c’est-à-dire que tu sais quand tu es dans une phase où tu es bousculée en permanence.
Étienne Quintens :
Mais oui, profondément.
Aurélia Dumas :
Il faut quand même tenir et ne pas le montrer, et là pour moi c’était encore un espace où, en tant que participante, je me serais obligée à encore donner le change pour ne pas montrer.
Étienne Quintens :
Justement, dans ces cas, les exercices font sens. Je me souviens des défis proposés aux participants, souvent des exercices de confiance, qu’ils n’ont jamais osé faire avant et finalement ils l’ont fait à leur grande surprise. Mais quand j’entends que ça devient lourd et que l’événement dépasse tes limites. A ce moment tu souffres, c’est douloureux…
Aurélia Dumas :
Cela ne t’est jamais arrivé en tant que danseur de te retrouver avec ce type de situation, des personnes qui vont au-delà de ce qu’elles devraient ?

Étienne Quintens :
Si, bien sûr ! Ça m’évoque l’histoire de l’échelle de Jacob. Le rêve de Jacob où il voit quelqu’un monter sur une échelle sans début ni fin, entourée de nuages. Il y a des anges qui tournent autour en forme de spirale. L’idée c’est qu’on ne sait plus où est le bonheur, où est le malheur. Celui qui monte sur l’échelle a l’impression d’avancer. Mais dans l’espace du vide, nous ne savons plus ce qui est le haut ou le bas. Tout devient relatif. Quand les gens me critiquent ou que ça me dépasse, je dois rationnellement dire merci… Même si c’est insupportable ce que je vis à ce moment. Je traverse, et c’est tout. Par contre, je prends conscience, j’essaye de prendre conscience, de m’observer. Et je ne m’empêche pas de traverser la douleur.
Aurélia Dumas :
Oui, alors pour toi la conscientisation est quand même centrale dans l’improvisation, j’entends bien ce point. Alors que tu vois, pour ma part, j’aurais presque envie d’oublier la conscientisation.
Étienne Quintens :
Et ça t’amènerait à quoi d’oublier ?
Aurélia Dumas :
Peut-être à oublier le cadre, oublier la problématique, les problématiques…
Fabienne Martin-Juchat :
C’est vrai que c’est intéressant la vision d’Aurélia, parce que l’improvisation c’est justement oublier, c’est justement ne plus faire d’effort, c’est justement ne rien faire… Pour moi, l’improvisation c’est au contraire un soulagement en termes d’efforts, c’est l’inverse. C’est ne plus faire d’efforts. Je trouve intéressant que tu aies, toi, une vision de l’improvisation qui à l’inverse est de l’ordre de l’adaptation, qui pousse dans les limites et qui est fatigante énergétiquement.
Aurélia Dumas :
Mais, j’arrive à concevoir effectivement le caractère extraordinaire de l’ordinaire, la redécouverte de soi, celle de l’autre, le dialogue qui peut s’instaurer, le jeu avec soi également… même si j’interroge toujours un peu la place de l’autre. On retombe toujours sur sa propre biographie et c’est vrai que j’interroge quand même ce moment où l’imprévisibilité, je reviens sur l’étymologie du mot « improvisation », l’imprévisibilité est tellement présente qu’elle n’est plus digérée je dirais, qu’elle ne peut plus être accueillie, tu vois ? Et qu’elle doit l’être dans ces espaces-là tout de même !
Étienne Quintens :
De toute façon, on ne maîtrise pas les événements. Quand dans l’improvisation où à un moment je dois lâcher cette maîtrise, il va y avoir un renversement inattendu. Il faut que le devoir… Il faut que je fasse… que je tienne compte par rapport aux autres… que je tienne bon, ne pas perdre la face… que mon éducation catholique du bien et du mal ne m’empêche pas de trébucher… Et finalement, quand tu fais une gaffe, qui va te juger ? Je me suis senti aussi aimé là où je me suis laisser, enfin, faire. Des personnes avec qui je n’ai pas honte. Des gens applaudissent là où tu as enfin osé. A ne rien comprendre…
Aurélia Dumas :
Oui, tu es dans une autre thématique qui est celle de la confiance. La confiance en l’autre, en soi, en le quotidien… Quand on est dans une quotidienneté que l’on n’arrive plus à interroger, complètement sclérosé ou ancré – et on l’est tous – dans des modes de faire qui sont de l’ordre du rituel, des rituels de maîtrise, effectivement, je pense que ce type de séances d’improvisation permet peut-être de réapprendre, de voir différemment, d’expérimenter différemment, de prendre conscience aussi… Mais s’il n’y a pas de cadre, si tu es dans une problématique qui est tellement hors cadre, qui convoque tellement d’absurdité, que ce que tu recherches justement, c’est la maîtrise du cadre ? Et tu ne l’as pas et tu sais que tu ne l’as pas.
Étienne Quintens :
De toute façon, le cadre, il y est ! Tu parles de confiance en soi. La confiance par rapport aux autres. D’ailleurs pour l’improvisation, il n’y a rien de plus défiant que d’improviser sans. Un cadre bien clair est ce qui donne confiance. Les exercices comme bouger sans poser le pied gauche sur le sol, par exemple, ou encore les yeux fermés. L’empêchement n’interdit pas l’improvisation. On devient justement inventif. L’improvisation s’apprend dans un cadre. La liberté, ce n’est pas faire du n’importe quoi.
Aurélia Dumas :
Oui, qu’il y ait un cadre un peu déplacé si je comprends bien. L’objectif de l’improvisation c’est quand même de déplacer le cadre et de créer un nouveau cadre.
Étienne Quintens :
Là, nous arrivons au cœur de l’improvisation. L’improvisation n’est pas synonyme de faire n’importe quoi. Seulement quelqu’un de vraiment structuré en lui-même peut improviser. La personne qui n’a pas de cadre en elle, je pense, cela lui sera très difficile.
Aurélia Dumas :
Pourquoi ? Ce serait quel type de cadre ?
Étienne Quintens :
Ce qu’on a dit, c’est-à-dire, l’éducation du respect, l’écoute… Plein de cadres autour de nous… L’espace aussi, la chaleur, le vide, plein de choses. A un moment, on se donne soi-même les limites et l’improvisation se fait, on improvise ! D’ailleurs, si l’on revient de nouveau aux animaux, ils nous apprennent des cadres très précis. J’ai vu à la télé la naissance de dauphins. Dès la sortie du ventre, ils suivent leur mère. Ce cadre se met immédiatement en place ce qui n’empêche pas l’apprentissage de la liberté. Ils improvisent, ils sont joueurs, mais toujours dans le cadre des possibles. Quand j’anime un stage, je pose dès le début une condition aux participants en leur disant « vous êtes tous adultes et responsables de vos actes »…
Fabienne Martin-Juchat :
Mais est-ce que vous parlez de la même chose tous les deux ? Parce que d’un côté quand tu dois improviser… par exemple actuellement dans le monde entier il y a des situations de guerre où les gens s’agressent en permanence, doivent improviser pour survivre et de l’autre côté une improvisation pour laquelle tu peux dire non à ce qui t’es proposé… Il y a une situation où on t’impose de la violence, ce qui vient à toi, c’est qu’on bombarde ta maison, quelqu’un qui vient tuer ta femme… Pour le vécu affectif ultra violent où tu es obligé de composer avec l’imprévu qui te bouleverse et une situation d’improvisation dans un contexte bienveillant où tu peux dire non à ce qui t’est proposé, c’est extrêmement différent.
Thierry Ménissier :
Est-ce qu’Aurélia tu ne parles pas plutôt d’adaptation ? L’adaptation avec une réelle créativité mais qui n’a pas à voir avec le jeu…
Aurélia Dumas :
Je pense qu’il y a les deux, c’est-à-dire que tout dépend du contexte. Dans ce cas de figure-ci, j’avais toute latitude pour dire non et cette posture, double posture je dirais, de chercheur et de participant, donc je pouvais aller du côté du chercheur. Mais mettons que demain je n’ai pas la possibilité d’avoir cette double identité ce jour-là, je suis participant, je suis dans un collectif, je suis en entreprise et mon entreprise me dit de participer à cette improvisation ?
Fabienne Martin-Juchat :
Tu dois jouer le jeu !
Aurélia Dumas :
Voilà exactement. Quand bien même on me donnerait la latitude de dire non. Est-ce que, véritablement, j’ai toutes les possibilités de dire non, parce que je suis quand même sous le regard des autres et donc si je dis non, je me donne à voir.
Étienne Quintens :
Qu’est-ce que tu en penses ? Qu’est-ce que tu dirais ?
Aurélia Dumas :
Moi, je pense qu’on ne pourrait pas dire non, surtout si on est en entreprise.
Étienne Quintens :
Avec quel risque ?
Aurélia Dumas :
Le risque justement soit d’être percé à jour : soit de se retrouver à la frontière du professionnel et du personnel, qu’on a cloisonné, soit de se retrouver dans une situation d’inégalité de statut qui ferait qu’à ce moment-là je vais prouver quand même des choses. Toutes ces dimensions-là, d’un point de vue stratégique, pourraient faire que je n’ai pas d’intérêt à dire non donc je suis obligé de dire oui.
Étienne Quintens :
Quel bon sujet comme proposition d’exercice de l’improvisation. Ce serait génial de mettre ça en mouvement. Je veux continuer à croire que je peux dire oui ou non, même s’il y a certainement des risques majeurs.
Thierry Ménissier :
Alors il y a peut-être une différence entre vous sur la question de l’inconfort… Il y a un inconfort relatif ou réel, j’aimerais vous entendre sur l’inconfort de la situation d’improvisation ou considéré comme tel.
Aurélia Dumas :
Est-ce que toi, Étienne, tu perçois de l’inconfort chez tes participants ? Est-ce que c’est quelque chose que tu ressens l’inconfort ?
Étienne Quintens :
Oui, oui ! Je suis sensible aux réactions ! Il m’arrive de rentrer dans une forme de solitude. Et souvent il me faut du temps, il me faut de l’échauffement. C’est pour ça que je pense que l’improvisation ne s’improvise pas, même si tu as l’habitude. Tu n’as jamais l’habitude. Et on voit bien quand il y a certaines crispations dans le corps qu’il suffit que quelqu’un se mette à rire, ou un applaudissement, ou un regard bienveillant, pour que ça te mette plus à l’aise. Et tu peux enfin rentrer dans ta bulle…
Aurélia Dumas :
Et alors tu dépasses l’inconfort ou, en tous cas, tu retrouves des points d’appui.
Étienne Quintens :
C’est toujours bénéfique de s’observer et de voir comment tu réagis. Que je ne suis pas toujours en phase avec moi-même. Je traverse. Quitte à ce que ça n’ait, dans l’apparence, pas de sens.
Aurélia Dumas :
Et comment fais-tu pour gérer l’inconfort des participants qui ont moins de dextérité en improvisation ?
Étienne Quintens :
Cela m’arrive aussi bien sûr, de rentrer dans le gap, le vide. Il m’est arrivé d’avoir devant moi quelqu’un de complètement absent. J’ai eu beau faire un effort pour la ramener à la connexion… Il faut être très solide en soi. Il suffirait que la personne te regarde. Cette personne n’a pas voulu faire la connexion. Elle m’a fui. Je sentais qu’il y avait un élément, qui était absent et je me suis laissé atteindre. Le sentiment d’être hanté. Après le spectacle, j’ai revu cette même personne dans la rue et, là aussi, il me semblait impossible de l’approcher. Double frustration. Une vraie expérience qui m’a coûté un solo. (rires) Elle m’a appris. Pour une prochaine fois, prendre d’abord conscience de soi. Tu regardes le public, oui, mais il ne faut pas que tu sois dépendant d’une personne. C’était une vraie expérience.
Thierry Ménissier :
Il ne faut pas être dépendant ?
Étienne Quintens :
Oui c’est très difficile.
Thierry Ménissier :
La manière de gérer l’inconfort ?
Étienne Quintens :
Oui, mais je me suis dit qu’il faut, pour une prochaine fois, que je sois vraiment échauffé aussi. Préparé. L’échauffement avant un spectacle ou la rencontre est primordial. Il protège, te met en condition.
Aurélia Dumas :
Mais, tu vois, j’avais l’image, peut-être fausse, que l’improvisation c’était justement aller voir l’autre, se rendre un peu plus dépendant de l’autre. Pour se trouver dans une logique de coordination si tu veux.
Étienne Quintens :
Si vous êtes deux ?
Aurélia Dumas :
Oui ou plusieurs.
Fabienne Martin-Juchat :
S’adapter ! Oui ça t’oblige, et voilà, tu te sens obligé parce que tu crois qu’il faut rentrer dans la relation, alors que pas du tout !
Thierry Ménissier :
Mais, toi, Aurélia sur l’inconfort tu ne t’es pas tellement prononcée…
Aurélia Dumas :
C’est vrai qu’il est difficile pour moi de parler d’inconfort, je ne peux que l’imaginer vu que j’ai très peu pratiqué dans ces séances d’improvisation mais dans mes situations de vie quotidienne, ce n’est pas tant de l’inconfort, plutôt un décalage…
Thierry Ménissier :
C’est-à-dire ? Quelle est la différence entre les deux ?
Aurélia Dumas :
Je pense que beaucoup de personnes ont des problématiques très fortes à gérer émotionnellement dans leur vie personnelle. La problématique quotidienne est toujours présente, le cadre social quotidien est toujours très normatif, très décoratif, d’ailleurs, et on doit faire avec. On tient à distance tout cela dans la vie de tous les jours, on va essayer de fuir, parce qu’on a peur peut-être d’une contagion. Résultat, le moment où j’étais en train d’improviser avec vous, à ce moment-là dans mon souvenir, il y avait toujours une problématique, la maladie qui par définition est dégénérescence. Et c’est cette dégénérescence-là qui fait que tu es toujours à la fois dans de l’improvisation, à la fois dans de l’imprévisibilité et dans de l’imprévisibilité qui est toujours de l’ordre du cauchemar auquel tu es confronté, c’est-à-dire que ça va toujours un peu plus loin que ce que tu croyais que tu allais pouvoir supporter et qui génère des choses surprenantes dans le mauvais sens du terme, et auxquelles tu dois faire face sans paniquer, ce qui est très compliqué. Et donc c’est vrai que à ce moment-là, si je bougeais, je tombais. Enfin clairement, déjà tu te tiens debout, tu parles, tu fais ton travail, ton travail social, tu ne déranges pas les autres avec cette problématique-là, tu ris, tu es avec, mais en fait tu n’es pas vraiment là mais en décalage.
Étienne Quintens :
J’ai envie d’intervenir, je pense dans l’improvisation des fois on a besoin d’un choc… Un choc qui te réveille. Eh bien j’ai aussi une histoire que j’ai vécue il n’y a pas très longtemps. J’étais complètement encerclé dans ma vie privée, emprisonné par un mouvement. Je ne m’en sortais pas, ça me mangeait littéralement jusqu’au moment où je me suis dit « faut que j’arrête, faut que je me sauve ! »… Mais je ne voulais pas fuir, ce ne serait pas courageux et qu’est-ce qu’il m’est arrivé ? Il y a un arbre qui est littéralement tombé sur ma tête. J’ai coupé cet arbre qui se retourne du coup vers moi et dans une fraction de seconde, j’étais devant la mort. Je me suis dit « c’est fini » ! Les gens pensaient que j’étais mort. Ils sont venus en courant vers moi. Je saignais fort du crâne, avec une sensation de chaleur. Arrivé aux urgences, les personnes présentes ont ouvert le chemin pour que je puisse passer. Dans cet état fort et incompréhensible, le changement s’est révélé. La personne avec qui j’ai eue des problèmes est venue me soigner et m’a dit le lendemain « heureusement tu es encore en vie, j’ai besoin de toi ». J’avais les larmes aux yeux. Je me suis dit que dans les moments où je ne m’en sortais plus, où il n’y avait plus de solutions, en fusion avec le problème, avec un coup si violent à la hauteur de la situation, la détente est venue de nulle part. La solution rime souvent avec le fait de prendre le problème par les racines. Attention, jusqu’à 10 mètres en dessous de la racine pour sortir la problématique disait Jodorowski. Avec le temps, je commence à apprécier le vide, le gap, en apparence perdu, et ne plus savoir, que tout à coup, il y a quelque chose qui t’arrive. A prendre ou à laisser ! Et c’est juste beau.
Aurélia Dumas :
Oui, cela fait penser à Nietzsche qui écrit que c’est bien des ténèbres que naît l’étoile qui danse.
Fabienne Martin-Juchat :
A propos de ce que tu dis Aurélia par rapport au vécu… Je pense à quelqu’un qui serait en couple embarqué par un mouvement parce que son conjoint le bat ou le viole tous les soirs, et tous les soirs il doit composer ou improviser par rapport à une situation ultra-violente ! Est-ce qu’on peut parler d’improvisation quand on est dans un flux ou un mouvement qui t’est imposé, où tu es obligé de faire avec, tu composes avec, tu n’as pas le choix, tu te débats, tu survis…

Aurélia Dumas :
Est-ce que ce n’est pas cela justement l’improvisation, dans un mouvement qui est de l’ordre d’une mise en mouvement qui ne dépendrait pas forcément de toi ou qui dépendrait de toi mais dans lequel tu ne te retrouverais plus, qui ferait que tu improviserais justement ?
Fabienne Martin-Juchat :
C’est une super bonne question, c’est clair !
Aurélia Dumas :
Je me demande si ce n’est pas lorsque tu n’as presque plus le choix que tu improvises le plus puisque tu dois faire avec l’autre donc tu improvises pour l’autre en réalité.
Étienne Quintens :
Quand tu es « dedans » en fusion, piégé, tu ne peux rien faire et tu as besoin de l’autre. Souvent il suffit de laisser une petite porte ouverte, une forme de plan B, porte de sortie, qui peut mener à la rencontre et trouver un autre chemin je pense, mais quand tu es dedans….
Fabienne Martin-Juchat :
Ce que tu dis, Étienne, c’est qu’il s’agit d’une question de posture, la manière dont tu accueilles le mouvement qui t’est imposé et si tu es dans ce mouvement et que tu es prisonnier de ce mouvement, tu souffres, tu es dans l’inconfort, si tu arrives à trouver une posture qui fait que tu accueilles ce mouvement sans en être contraint, c’est source de liberté…
Aurélia Dumas :
Mais, toi, Fabienne, tu penses qu’on ne peut pas improviser quand on est justement pris dans un flux qui n’est pas forcément le nôtre ?
Fabienne Martin-Juchat :
Je pense que, de toute manière, on improvise tout le temps et, après, tu as des improvisations qui sont plus coûteuses que d’autres, effectivement, énergétiquement et je pense qu’il y a des périodes de la vie où tu es plus capable énergétiquement en terme de fatigue, quand à un moment donné, tous les cadres sont en mouvement en permanence, je pense à quelqu’un qui n’a pas de logement, qui n’a pas de boulot, qui vient d’être largué par sa femme, qui doit accueillir son enfant et il ne sait pas où il va dormir le soir… tu vois donc il faut vraiment une stabilité interne très forte pour accueillir ça en disant « super, ce soir je ne sais pas où je dors… Demain je sais pas comment je mange… » (rires). Même moi, à certains moments, je peux retrouver cet état-là ; il y a des soirs où je vais à la jam session de contact improvisation le dimanche et je me dis « je n’y vais pas pour être touchée ce soir »… C’est-à-dire pour des questions de fragilité interne, je ne vais pas pouvoir supporter le contact… et après ce qui est des fois étonnant, c’est qu’on ne connaît pas nécessairement son état, on croit certains soirs ne pas être capable… et puis finalement ça se fait ! Après, la posture interne c’est que, en état ou non, ça se fait quand même, c’est la vie et tu es dans le flux, tu gères. Après la question, elle est plutôt sur l’état interne d’accueil, en effet, puisque tout de même on traverse des épreuves, la souffrance, la maladie et que, de toute manière, que tu sois prêt ou pas prêt, tu les traverses !
Thierry Ménissier :
Je crois qu’Aurélia parlait quand même d’autre chose, une situation chargée par l’empathie… Parce qu’en somme tu portais la personne à bout de bras… Ça change pas mal les choses, cette situation très empathique aucun des improvisateurs ici ne la connaît vraiment…
Aurélia Dumas :
Pour ma part, je n’aurais pas utilisé « on le porte », c’est plus lui qui porte sa maladie… Mais effectivement, quelque part tu deviens presque obligé. Tu aimes donc tu veux garder donc tu apprends l’empathie. Tu te dis que tout ce que tu vas donner va avoir un impact, et peut avoir un impact négatif, et que si tu n’entends pas ce que l’autre te dit, tu ne vas pas pouvoir le garder…
Thierry Ménissier :
C’est même une situation d’amour absolu parce qu’en général si tu n’es pas capable d’entendre l’autre, tu ne vas pas le garder.
Aurélia Dumas :
Sauf que là, étant donné que tu es face à cette sorte d’ennemie intrusive qu’est la maladie, tu ne sais pas ce qui peut jouer sur elle, et un peu naïvement certainement tu te dis que telle ou telle attitude peut jouer. Lui donner envie de rester, c’est le garder. Et c’est là je pense que tu apprends un peu l’empathie et c’est ce qui fait que tu désapprends peut-être aussi la fusion avec ton environnement immédiat. Parce que tu apprends à doser, à gérer, à donner de manière à cibler, alors résultat, ce que tu donnes à l’un, tu n’es plus en mesure de pouvoir aussi le donner à l’autre. Il est vrai que la situation d’enseignement qu’est la nôtre est une situation qui se devrait d’être dans l’empathie. Et quand tu multiplies des situations d’enseignement, quand tu multiplies les investissements, les engagements affectifs ne peuvent plus être générés dans ce régime-là et tu décides à un moment donné – je pense que c’est là que se met en place cette conscientisation – tu décides de diriger ton empathie du côté des personnes que tu choisis. Et résultat tu deviens sourd aussi à d’autres choses. Et tu le fais exprès parce que c’est un moyen de se protéger aussi et c’est un moyen de garder le contrôle, de garder quelque peu le champ de maîtrise, je dirais. Mais tu te rends compte effectivement, comme Fabienne le montre dans ses travaux de recherche, que la fusion est plus facile que l’empathie. L’empathie ce n’est pas la fusion, c’est vraiment être capable d’entendre l’autre et donc, à un moment donné, de s’oublier mais vraiment s’oublier c’est-à-dire de ne plus être en train de s’écrire soi-même. Se dire que de soi, on a commencé à faire un petit peu le tour, c’était intéressant mais qu’il y a plus intéressant que soi, il y a l’autre aussi, et que l’autre a besoin qu’on se mette entre parenthèses soi-même et… je pense que c’est une posture qui est très difficile à tenir dans le temps.
Thierry Ménissier :
Je ne comprends pas bien la différence avec la fusion…
Aurélia Dumas :
La fusion, pour moi, c’est ta propre émotion que tu vas chercher dans l’autre. La fusion émotionnelle en tant que logique affective. C’est ce qui distingue la fusion de l’empathie, c’est qu’avec la première tu es sur un registre passionnel.
Thierry Ménissier :
Tu appelles cela fusion, moi je l’appellerais plutôt absorption, comme le mouvement philosophique du romantisme l’entendait, c’est-à-dire que c’est un terme physique des matériaux, du coup ce n’est pas toi, tu ne l’enveloppes pas, c’est autre chose. C’est de l’absorption…
Aurélia Dumas :
Oui, je pensais à la fusion comme on en parle généralement dans le lien maternel, ce moment de fusion avec l’enfant, tu vois ?
Thierry Ménissier :
Oui d’accord, je comprends mieux la métaphore.
Aurélia Dumas :
Qui est assez archaïque.
Fabienne Martin-Juchat :
C’est la distribution des ego, dans la fusion, il n’y a pas de dissociation des deux ego !
Thierry Ménissier :
Dans ce cas-là, on peut parler d’absorption. Évidemment, l’empathie n’est pas l’absorption… C’est une mise entre parenthèses de soi, à partir de laquelle je reviens à notre sujet, on est en situation de suivre le mouvement de l’autre.
Aurélia Dumas :
C’est ça, ce n’est pas une complète mise entre parenthèses de soi comme si tu n’existais plus, en effet…
Fabienne Martin-Juchat :
Alors pour toi l’improvisation tu la vois comme une situation où tu suis le flux de l’autre et tu te mets en parenthèses…
Thierry Ménissier :
…Dans une relation empathique…
Aurélia Dumas :
Alors, peut-être, que ça pourrait participer de deux points de tension à la fois : tu suis le flux de l’autre et, en même temps, tu crées un autre flux chez toi. Et peut-être que s’installe une mécanique de dialogue de l’un à l’autre, Si tant est que tu sois capable d’engendrer cet espace de création de toi-même dans ces moments de fragilité dont on parlait.
Fabienne Martin-Juchat :
Tout ce qu’on dit me fait prendre conscience du caractère particulier de l’improvisation émotionnelle pure, par rapport à l’improvisation par le mouvement… Est-ce que quand tu dois improviser par rapport à une réaction émotionnelle forte comme celle dont parle Étienne, il se passe quelque chose de différent ? L’improvisation à des mouvements affectifs ou émotionnels est-elle autre chose qu’une improvisation faite par des mouvements corporels ?
Aurélia Dumas :
Pour moi, les deux sont liés, même si on peut peut-être les scinder du point de vue des exercices d’improvisation qu’on peut mettre en place… étant donné que l’émotion est mouvement. Je ne créerais donc pas nécessairement une scission entre les deux mais peut-être au niveau des exercices à proposer. Avec des exercices qui peuvent être focalisés sur une improvisation gestuelle qui ne convoquerait pas l’émotionnel de la même manière et d’autres qui provoqueraient l’émotionnel et moins la gestuelle.
Étienne Quintens :
Il y a quelque chose d’inexplicable, quand on essaye de l’expliquer…
Aurélia Dumas :
Je suis d’accord avec toi et c’est pour ça que je reviens sur la place du verbal lorsque j’avais observé vos exercices d’improvisation, parce que pour moi j’avais imaginé qu’il y aurait moins d’explicable donc moins de mots…
Thierry Ménissier :
Ça t’a déçue ?
Aurélia Dumas :
Non, ce n’est pas que ça m’a déçue, c’est que j’avais imaginé une improvisation qui laisserait l’espace de conscientisation ouvert pour le participant, c’est-à-dire à lui de s’en saisir ou non, mais qu’il n’y aurait pas un accompagnement, presque une consigne en fait, dans la réflexivité pendant les exercices.
Étienne Quintens :
L’importance que tu mets dans la parole, je ne l’ai pas sentie comme ça mais peut être… il y a des exercices avec des paroles…
Aurélia Dumas :
Oui, il y avait de la parole tout le temps… Je me suis rendue compte que les enseignants parlaient beaucoup, qu’on a du mal à écouter le silence, l’inconfort peut-être… On est tout le temps en train de combler le vide, c’est difficile de laisser de l’espace à l’autre.
Étienne Quintens :
Là, je comprends mieux, et je suis mal à l’aise quand les profs te remettent constamment à ta place. J’ai du mal, surtout dans le contexte de l’improvisation.
Thierry Ménissier :
Je vous rejoins ici une situation, hélas, bien connue des enseignants. Dans un sens critique, il faut bien reconnaître que la position magistrale a à voir avec une forme d’influence qui peut contribuer au désir de domination, subtile mais bien réelle… Vouloir être prof c’est déjà mauvais signe, que ce soit de danse ou de philo d’ailleurs !
Étienne Quintens :
Ce que tu dis m’intéresse vivement. Le simple fait d’être le prof renvoie à une structure pyramidale. L’idéal serait d’aller vers des structures horizontales avec du respect et de la reconnaissance. Les enseignants de l’avenir sont certainement des gens que tu vas côtoyer aujourd’hui sur le net. Et justement, c’est ici que l’improvisation a son importance. Le système pyramidal empêche l’improvisation.
Aurélia Dumas :
La mise à distance de l’autre dans un système pyramidal est confortable.
Étienne Quintens :
Dans l’improvisation, on entre de nouveau dans un cadre mais le cadre n’est pas pyramidal. Le cadre permet de trouver sa juste place. Chacun à sa juste place. Là, on rentre dans le vrai contexte de l’improvisation. Sortir du cadre pyramidal, qui impose la domination. Dans un cadre horizontal, je ne suis pas plus important, je suis juste là, à ma juste place, je ne peux pas me mettre à ta place, tu dois l’accepter et avec ça on va inventer.
Aurélia Dumas :
Sauf que là, tu vois, on revient à notre boucle de départ à propos du statut d’observateur que je confère à l’autre. Est-ce que j’arrive à sortir de ce fonctionnement pyramidal ? En dehors de l’observateur ?
Étienne Quintens :
Justement, je suis observateur depuis tout à l’heure et j’observe en moi que je suis en train de reculer. L’observateur qui se détache de l’événement va reculer jusqu’au point de non retour. A un moment, je tombe. Il faut que je reprenne la parole pour de nouveau me plonger dans la discussion, autrement, et c’est mon choix aussi, je décroche. Si tu n’es pas acteur dans l’observation tu tombes. Et tout s’écroule. Je suis sensible aux rencontres dansées ou il m’arrive de me mettre de côté et de décrocher. De ne plus avoir la pulsion de retourner sur scène. Est-ce que ce sont les autres qui me mettent à la porte ou est-ce que c’est moi qui me mets à la porte ? Comment ça fonctionne en fait ?
Fabienne Martin-Juchat :
Il y a des décalages qui se produisent c’est vrai c’est étonnant…
Aurélia Dumas :
D’où, je trouve, l’importance de la prise en compte de la situation d’improvisation, c’est-à-dire dans quel cadre on le fait, est-ce que c’est un cadre d’enseignement, est-ce que c’est un cadre dans l’entreprise… Tu vois ? Quel type d’improvisation ? Est-ce qu’on est dans du pyramidal qui ne se dit pas ?
Étienne Quintens :
Entrer dans l’improvisation demande une certaine liberté personnelle, une forme d’autonomie. Tout à l’heure, on parlait de l’empathie… je pense qu’on ne peut qu’être empathique à la hauteur de sa liberté personnelle. Si tu n’es pas autonome, tu ne peux pas être empathique.
Aurélia Dumas :
Et c’est là où moi j’ouvre l’interrogation sur les fragilités, est-ce qu’on est indépendant dans des situations de fragilité dans lesquelles on est impliqué ?
Fabienne Martin-Juchat :
En tout cas, ça demande un énorme travail pour arriver à être indépendant quand tu es atteint émotionnellement.
Thierry Ménissier :
Mais on peut aussi faire l’hypothèse que la difficulté réside dans la sorte de résolution qui s’atteint dans un moment particulier d’attention à soi qu’on ne pouvait pas prévoir où même bouleversé, tu peux dire « là j’arrête », je suis emporté par mon sentiment mais je vais pas l’être parce que je vais me mettre à côté de moi… Je crois qu’on dispose toujours de cette capacité que l’improvisation kinésique révèle d’ailleurs ! Souvent on m’a dit ça, même des gens qui ne savaient pas exactement désigner ce qu’ils avaient vécu évoquaient ce que dit Hannah Arendt : à certains moments, un destin se fait à partir d’un instant imprévisible. C’est ce qui est proprement scandaleux dans l’expérience de la liberté : ça donne à la personne la capacité de se dérober… On reconnaît la liberté au caractère irrévocable d’une décision, c’est à peu près exactement ce qu’écrit Arendt dans son Journal de pensée, tout se joue dans l’instant… Bien sûr, il y a des gens plus ou moins sensibles à ça, plus ou moins capables d’opérer une transformation de ce genre, sans doute parce que d’assumer le choix relève d’une vertu qu’on ne se sait parfois même pas posséder, le courage, c’est compliqué parce que ça relève d’apprentissage d’exemples qu’on a vus, parfois de déception vis-à-vis de la lâcheté des autres, de l’apprentissage plus ou moins conscient à son propre courage ! On ne peut pas savoir d’où ça vient mais je crois que c’est nécessaire pour assumer l’instant de rupture alors que de nombreuses autres personnes peuvent ne pas le voir par pur déni face au vertige provoqué par la rupture…
Fabienne Martin-Juchat :
Finalement, en regard de tout ce qu’on a dit jusqu’à présent, l’improvisation ce serait juste un étayage permettant de pouvoir être disponible à la liberté.
Thierry Ménissier :
Il me semble qu’une pédagogie est nécessaire pour réussir à y parvenir… C’est possible dans un espace de jeu où en réalité on peut ne pas être trop sérieux… avec des exercices qui permettent à un moment donné de ressentir corporellement ce qui va peut-être t’arriver un jour et que tu as peut-être déjà vécu d’ailleurs, où tu étais paniqué, tu étais dans l’inconfort total. Tu étais dans du stress pur mais tu disais « c’est là que je dois aller » !
Étienne Quintens :
Je pense à piège ! Et piège évoque en moi un état compressé où je n’ai plus de liberté de mouvement. Et, quand je pense, « sortir du piège », ça me fait penser à une certaine liberté. Je ne sais pas si vous comprenez le lien, mais je pense que notre piège c’est aussi la parole. C’est un de nos pièges, propre à l’humain. Par contre, le geste, n’a pas encore été complètement compris. Nous observons les mouvements qui nous racontent une histoire mais nous n’avons pas appris à les lire, à les décoder. C’est une des raisons pour lesquelles la danse me sauve. Je peux faire des gestes en relation avec les autres qui sont juste bons et me libèrent profondément. Peut-être qu’ils modulent mon intérieur profond ? Me soignent ? Des gestes que les gens peuvent sentir en eux, libérateurs, sans pouvoir les traduire avec des mots.
Aurélia Dumas :
Oui, être dans l’action !
Étienne Quintens :
Oui, oui, c’est ça, bouger !